Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/310

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À côté de Laplace, et se reliant à lui par les mathématiques qu’il cultiva aussi sans y exceller, prennent place Lagrange, Monge, Carnot, dont la Géométrie de position est de 1803 et les Essais sur les transversales de 1806. Ces hommes ont mis, à l’aube du xixe siècle, des assises très fortes, et il est étrange de voir un Michelet[1] embrasser d’un vaste regard ces cent années et n’y rien découvrir de vraiment solide. Comparant le xviiie siècle à celui qui vient de finir, il vante le premier, qui est « vif, franc-marcheur, a le jarret solide », tandis que le xixe est lourd et regarde vers la fatalité. Michelet n’a pas voulu comprendre que c’est par les données positives, mises au jour par la science pendant la tourmente impérialiste où sombrait la liberté, que l’esprit libre devait se sauver, reprendre la pleine possession de soi-même et travailler à l’édification d’un état social non pas entraîné vers la fatalité, mais tout au contraire redressé vers le plus noble idéal de justice et de vérité. L’œuvre politique d’un Bonaparte, son œuvre militaire, tout l’exécrable produit de sa folie ambitieuse déchaînée à travers le monde, la terreur blanche et le régime du prêtre-roi, la dictature, le coup d’État, les menées de réaction, les guerres honteuses, les vilenies et les turpitudes qui marquent l’histoire de la domination bourgeoise, tout cela passe, mais la pensée scientifique demeure et c’est par elle et sur elle que nous saurons édifier. Michelet, qui se hâtait parfois de condamner le socialisme se hâtait aussi de condamner irrémédiablement le règne des machines qui « attire et dévore les races, dépeuple les campagnes », et comme Renan a raison contre lui lorsqu’il dit simplement : « Songez qu’il n’y a que cent ans à peine que l’on applique sérieusement la science aux besoins de la vie. Que les machines et les inventions nouvelles soient parfois une cause momentanée de trouble et de gêne pour l’ouvrier, c’est ce qui arrive, malheureusement, car les transformations sociales se font lentement, ou du moins ne vont pas du même pas que les inventions ; l’équilibre met du temps à se rétablir. Mais je n’ai aucun doute sur l’avenir. Je suis convaincu que les progrès de la mécanique, de la chimie, seront la rédemption de l’ouvrier ; que le travail matériel de l’humanité ira toujours en diminuant et en devenant moins pénible, que, de la sorte, l’humanité deviendra plus libre de vaquer à une vie heureuse, morale, intellectuelle[2] ». Est-ce vraiment un siècle condamné à la stérilité irrémédiable, à la chute vers la fatalité que celui qui, dès ses premières années, donne Lamarck[3] (1744-1829), le précurseur, le fondateur de l’évolutionnisme qui a enfin déchiré pour l’homme le rideau qui cachait ses origines, comme Laplace lui avait dévoilé le mécanisme du monde ; Cuvier[4] (1769-1832), Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844). Dans le même temps, Gay-Lussac (1778-1750), Thénard (1777-1857)

  1. Michelet. Histoire du dix-neuvième siècle, t. III. Préface.
  2. Renan, o. c. p. 145.
  3. Philosophie zoologique. Histoire naturelle des animaux sans vertèbre.
  4. Leçons d’anatomie comparée. Règne animal. Recherches sur les ossements fossiles des quadrupèdes.