Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/354

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privé que rien ne gêne dans son sentiment ; la politique admet chez l’un et lui ordonne même des choses qui seraient sans excuse chez l’autre ».

« Un homme comme moi, disait-il un autre jour à Rœderer, se fout de la vie d’un million d’hommes. »

Et d’autres fois il rappelle avec complaisance qu’un de ses oncles, dès son enfance, « lui a prédit qu’il gouvernerait le monde parce qu’il avait coutume de mentir souvent. »

Quant à son ambition, lui seul a pu la caractériser par ce mot également rapporté par Rœderer :

« Si j’ai de l’ambition, dit-il, elle m’est tellement ancrée, si naturelle et si bien attachée à mon existence, qu’elle est comme le sang qui coule dans mes veines, comme l’air que je respire. »

Avec une pareille absence de scrupules et un appétit si effréné de conquête, l’image curieuse de Schlegel devait être promptement justifiée par les faits :

« Les plus favorisés parmi les princes européens, disait-il, peuvent tout au plus espérer de la part de Napoléon, la politesse de Polyphème. Ulysse ayant offert à celui-ci un vase rempli d’un vin précieux : « Mon ami, lui dit le cyclope reconnaissant, je te mangerai le dernier parmi tes compagnons. »

Ainsi en advint-il des princes espagnols ; leur servilité même fut inefficace à obtenir un délai de faveur.

Sur le trône était installé alors un couple royal sans honneur, digne de tous les mépris et prêt à toutes les vilenies.

Le roi Charles IV était faible, timoré, fourbe et égoïste, ne songeant jamais aux intérêts du royaume et seulement préoccupé de sauvegarder les siens propres, toujours disposé aux plus humiliantes compromissions, aux pires marchandages, l’échine souple et la conscience élastique.

La reine Marie-Louise de Parme, mauvaise épouse et mauvaise mère, était tout entière absorbée par sa passion pour son amant Godoï, n’ayant jamais pris soin d’éviter le scandale et affichant avec cynisme toutes les intrigues de sa vie déréglée.

Le vrai souverain était donc Godoï, amant de la reine et favori du roi, ce mari complaisant, enchanté de se débarrasser, au prix de son honneur conjugal, des soucis du pouvoir. Jamais peut-être un homme, un homme d’État n’a été autant que Godoï accablé par la haine de tout un peuple. Il y a peu d’exemples d’une impopularité aussi complète : le clergé comme la noblesse, la bourgeoisie comme le prolétariat, se trouvèrent unanimes à le mépriser, à le détester et à le maudire, et, en général, les historiens ne sont guère plus indulgents à sa mémoire que les contemporains ne le furent à sa personne.