Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/360

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dissait sur lui sa canne levée : elle fit plus même : elle accusa son fils d’avoir voulu l’assassiner, et perdant toute pudeur et toute mesure, elle alla jusqu’à crier à Ferdinand, en présence du vieux mari inconscient et résigné : « Tu n’es qu’un bâtard, tu n’es que le fils de ma honte, non l’héritier d’Espagne. »

Napoléon assistait impassible à cette scène scandaleuse : il ne sortit de son calme que pour adresser froidement à Ferdinand cette déclaration : « si ce soir vous n’avez pas abdiqué, vous serez traité en fils rebelle et en complice de l’insurrection. »

De telles paroles étaient claires et sinistres ; Ferdinand, suant de peur, céda enfin et remit son abdication à Charles IV qui lui-même s’empressa d’abandonner tous ses droits à l’empereur. Le château de Chambord, une rente viagère de sept millions et demi furent, pour le vieux souverain, le prix de ce marché infâme ; le château de Navarre et un million de revenu furent la part de Ferdinand.

Telle fut l’entrevue de Bayonne d’où sortirent déshonorés les acteurs de ce drame abominable, drame que Chateaubriand sut flétrir de ces paroles justes et sévères : « Il n’est pas besoin de monter sur des tréteaux et de se déguiser en histrion lorsqu’on est tout puissant et qu’on n’a pas de parterre à tromper ; rien ne sied moins à la force que l’intrigue. Napoléon n’était pas en peine et pouvait être franchement injuste ; il ne lui aurait pas plus coûté de prendre l’Espagne que de la voler. »

Moins d’un mois après (le 6 juin), Napoléon proclamait son frère Joseph roi d’Espagne et celui-ci faisait, le 7 juillet suivant, son entrée à Madrid ; mais déjà l’insurrection bouleversait tout le royaume.

Dès le mois de mai, les Asturies étaient entrées en pleine révolte, bientôt imitées par la Galicie, le royaume de Léon et la vieille Castille. L’Andalousie se souleva à son tour et une junte réunie à Séville déclara la guerre à la France ; la population, surexcitée par la furie patriotique, massacre le marquis del Soccoro, capitaine-général soupçonné de tiédeur. En Estramadure, le capitaine de la Torre périt également pour avoir hésité à s’associer à l’insurrection. L’Aragon, elle, tressaillait tout entière au souffle enflammé de Palafox qui jurait de mourir plutôt que de rendre Saragosse.

Partout moines et prêtres entraînaient les masses populaires et transformaient en guerre religieuse, plus meurtrière et plus cruelle que toutes les autres, le soulèvement insurrectionnel : le crucifix en main, ils déchaînaient le fanatisme et poussaient les foules aux pires excès. À Valence, c’est un chanoine sanguinaire, nommé Calvo, qui organise les massacres dont Michelet trace un tableau saisissant :

« Un peu plus de trois cents Français s’étaient réfugiés dans la citadelle. Calvo va les trouver, les voit épouvantés des cris du peuple et leur promet de les protéger. Cette promesse les tire de leur asile et aux portes ils sont massacrés. Il y eut là une scène qui dépasse la Saint-Barthélémy elle-même.