Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/42

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il s’éveille soudain en face d’un danger ; il agit par lui-même et il fait agir ; on devine le « soldat » inquiet tout à coup des résolutions que vont prendre des « politiques ». L’offre de Sieyès a été pour lui l’avertissement donné que tout pourrait bien ne pas se passer comme il le veut. Qu’est-ce que ce trône offert au sommet d’un édifice miné par l’extraordinaire théorie de l’absorption ? Ainsi on a pu penser que lui, Bonaparte, dans l’instant que partout on l’acclamait, il accepterait de se croiser les bras et assisterait, en témoin désintéressé et effrayé — si le Grand Électeur bouge, on l’absorbe ! — à tous les événements de la vie politique intérieure et extérieure de la France ! Qu’on ait pu seulement songer à l’annihiler de la sorte, voilà ce qui, pour Bonaparte, est l’indication du danger qu’il court. Et dès lors on entend le « sabre » cliqueter au travers des discussions. Il y a, dans cet instant décisif de l’histoire du Consulat, un enseignement profond pour tous les socialistes, pour tous les républicains, et, au milieu de tous les faits qui s’entassent, qui se précipitent, nous voudrions le dégager nettement.

Bonaparte refuse avec force d’accepter la proposition de Sieyès ; ce qu’il veut, c’est le pouvoir sans contrôle, et Sieyès l’a bien deviné lorsqu’il lui a lancé, à la fin d’une âpre querelle, la phrase encore terrible : « Voulez-vous donc être roi ? »[1] Bonaparte accueille par une semblable fin de non recevoir toutes les propositions qu’on lui soumet ; Rœderer, Boulay échouent de la sorte. Les « sections », puis les « commissions », réunies à partir du 11 frimaire au Luxembourg et « travaillées » par les amis et les partisans du général, n’aboutirent pas davantage. Et tandis que Sieyès, maté, veut se retirer, tandis que les efforts de tous s’exaspèrent, Bonaparte menace : il va rédiger un plan, renvoyer les commissions, et, dans les huit jours, faire accepter son plan par les assemblées primaires[2]. C’est donc bien certain, un coup d’État est proche ; Bonaparte va s’imposer ; les documents nous le montrent faisant plier autour de lui toutes les volontés devant sa volonté… Et que pense l’opinion en ces circonstances capitales ? Ouvrons les journaux : ceux qui s’occupent de la constitution montrent comment Bonaparte, conformément à la tradition républicaine, s’oppose à la création d’un Grand Électeur nommé à vie. Le Journal des Hommes libres, par exemple, le dit textuellement : « Le bruit général est aujourd’hui qu’une partie de ceux qui ont examiné et voulu la constitution projetée ne veulent plus du Grand Électeur… Des personnes qui passent pour instruites donnent comme certain que Bonaparte s’oppose à ce que cette magistrature soit à vie si elle est adoptée » (14 frimaire). Devant de telles erreurs, il ne suffit pas de demeurer confondus, il faut tirer du passé la leçon qu’il comporte. Ce n’est pas lorsqu’un peuple, qui a donné la prééminence dans ses conseils à un aventurier, est entretenu dans l’ignorance des choses de sa politique, qu’il faut s’étonner,

  1. Note de Grouvelle, citées par Vandal, op. cit., p. 504.
  2. Boulay de la Meurthe, op. cit., 50.