Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/44

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cens. Les deux Chambres — Cinq Cents et Deux Cents — seraient élues directement. La première choisirait dans son sein dix tribuns chargés d’établir les projets de lois que les deux chambres discuteraient. Le Directoire Exécutif était remplacé par trois magistrats dont un recevait, avec le titre de Premier Consul, le droit de nommer les agents du pouvoir. Enfin un haut jury — c’était une idée de Sieyès — devait être constitué pour casser les actes reconnus anticonstitutionnels. Bien entendu, nous laisserons de côté, dans ce court exposé d’une nouvelle constitution non appliquée, le détail infini des rouages administratifs qui se retrouvaient à peu près aussi nombreux et aussi compliqués que dans la « machine » de Sieyès.

Tandis que Daunou lisait les carrés de papier au recto desquels il avait consigné son travail d’une nuit, Bonaparte sentait toute son impatience des jours précédents revenir plus violente. Il avait refusé d’être grand électeur parce qu’il n’aurait pas participé au gouvernement effectif et voici qu’on lui offrait — beau pouvoir en vérité ! — le droit de nommer seul des fonctionnaires. En dehors de ce droit, il ne pourrait rien contre la volonté des deux autres consuls ! Et Daunou, retournant aux « utopies » révolutionnaires songeait à donner à tous les Français le droit de nommer leurs représentants ! Ainsi il apparaissait définitivement au général que personne ne parviendrait à lui établir le texte qu’il voulait. Or, laisser continuer plus longtemps les échanges d’idées sur la forme du gouvernement, sur la somme de pouvoir à donner au chef, il estimait que c’était plus dangereux qu’utile.

« Citoyen Daunou, prenez la plume et mettez-vous là[1] », et c’est dès ces paroles que la véritable constitution de l’an VIII s’élabore. C’est chez Bonaparte, dans son salon, qu’on travaille. Il est présent, il va de l’un à l’autre, il parle et fait parler sur chacun des articles lus par Daunou. Il corrige, il rectifie, il supprime et la majorité approuve. Pendant plusieurs nuits, il tint de la sorte, sans qu’il parût fatigué lui-même, et pour un travail d’une importance capitale, les commissaires lassés par tant de discussions et préoccupés surtout d’une chose : avoir de bonnes places dans l’organisation nouvelle. Quelquefois le débat s’élevait plus vif lorsqu’un Daunou ou un Chénier voyait qu’une garantie de liberté allait encore s’effondrer ou lorsque Sieyès reprenait quelque ardeur pour défendre sa fameuse « absorption ». C’est alors que Bonaparte s’irritait, que, selon le mot de Fouché[2], il tapait du pied et se rongeait les ongles. C’est bien l’attitude qui convenait à ce petit homme autoritaire qui enrageait de voir de longues discussions surgir parce qu’un soi-disant principe était menacé. Que pouvait-il penser, sinon que c’était pitié de voir des hommes s’agiter à l’occasion d’un mot mis pour un autre. Pour lui les actes seuls importaient, les actes qu’il ferait et qui constitueraient sa politique avec ou sans texte constitutionnel, le jour où enfin il

  1. Taillandier, id. 171.
  2. Mémoires I, 163.