Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/46

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est tout : par le suffrage universel que l’on proclame, c’est lui qui va être le maître. En effet, désormais tous les citoyens vont avoir le droit de voter, et est citoyen tout Français majeur non domestique à gage. Sauf cette odieuse restriction, on peut donc bien dire que le suffrage universel, appelé et désiré par tous les républicains partisans de la Constitution de 1793, était cette fois définitivement donné à la France. Mais hélas ! combien platonique était cette mesure ! C’est une chose que de remettre aux mains d’un individu une arme merveilleuse et c’en est une autre de lui donner le moyen d’en tirer parti. On garantissait à la nation le suffrage universel, mais on avait soin de faire en sorte qu’elle ne pût utilement s’en servir. Le vote des citoyens devait en effet s’exercer dans la « commune » pour désigner un dixième d’entre eux reconnus aptes à l’exercice des fonctions publiques de l’arrondissement. Ils dressaient donc ce que Sieyès avait appelé la liste communale ou d’arrondissement, et, toujours conformément au plan de Sieyès, les élus des listes communales choisissaient un dixième d’entre eux pour former la liste départementale destinée à donner les fonctionnaires du département. Enfin, la liste nationale, où l’on devait prendre les magistrats des plus hautes fonctions publiques, était faite du dixième de toutes les listes départementales.

L’on a vite oublié, dans l’énoncé de ces rouages, dans la complication des listes, le primitif suffrage universel. Et pourtant, c’est à lui qu’il nous faut revenir pour montrer quelle duperie on a caché sous son nom. Daunou, dans les dernières discussions, avait tenté de faire échouer le système des listes de notabilités, mais Bonaparte jugeait bonne cette invention de Sieyès. Il la jugeait bonne parce qu’elle lui permettrait de se tourner vers la nation tout entière pour lui dire : « C’est de tous les citoyens sans distinction de classe et de fortune que nous attendons la délégation des pouvoirs… », tandis qu’en réalité il voyait se constituer dans l’État une véritable caste, produit d’une triple sélection qui mettait à la disposition du gouvernement un personnel intéressé de fonctionnaires de tous ordres. Ce droit de vote donné à tous les citoyens ne pouvait d’ailleurs même pas être exercé par eux dès le début du nouveau régime, car la constitution renvoyait à l’an IX la formation des premières listes, et en outre elle stipulait que les vacances qui s’y produiraient par la suite seraient comblées tous les trois ans. Ces vacances ne pouvaient provenir que de décès, les listes étant dressées une fois pour toutes.

Ainsi un droit illusoire était donné au peuple. On lui faisait croire que les lois seraient votées et appliquées par ses délégués, et on agissait en sorte qu’il n’avait à désigner directement qu’une foule anonyme où il était matériellement impossible de faire prédominer une opinion. Quant à ce qui se passait après le scrutin d’arrondissement, il n’en savait rien. En outre, ce droit était inexistant au début de l’administration nouvelle et il ne s’exercerait que tous les trois ans, si besoin était. On ne peut rien imaginer de plus