Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/482

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que j’ai l’honneur de lui soumettre, je ferai commencer les hostilités dans le Journal de l’Empire par un amateur de la musique cisalpine, et je préviendrai confidentiellement M. Lacretelle pour qu’un champion de la musique française se présente armé de pied en cap dans la Gazette de France. Cette petite guerre pourra durer quelque temps et faire un peu de diversion à la grande. »

Savary écrit au bas : « Approuvé très fort. »

Retenez la date de cette note (25 mai 1812) ! Presque le même jour l’ambassadeur de Russie demanda ses passeports et la guerre commence où plus de 300 000 Français devaient périr ! Mais les sujets de Napoléon n’ont point le droit de se préoccuper de ces désastres faciles ? à prévoir : à ceux qui ne marchent pas à la mort, on ne permet de discuter que sur les mérites comparés du Conservatoire et de l’Opéra-Bouffe.

Telle fut la liberté de la presse sous Napoléon : de la censure théâtrale, de l’asservissement de la littérature, de la persécution contre les écrivains indépendants, nous reparlerons plus tard. Mais pour en finir avec le point qui nous occupe actuellement, il nous reste à parler de la liberté individuelle, telle qu’elle était comprise par l’homme du 18 brumaire.

Tous les citoyens étaient livrés sans défense aux fantaisies d’une police que dirigeaient avec l’absence de scrupules qu’on devine des Fouché et des Savary. Encore Napoléon la trouva-t-il trop peu tyrannique et les notes rédigées à Sainte-Hélène, par le baron Gourgaud, nous montrent avec quel cynisme l’empereur proclamait son droit à l’espionnage sur chacun de ses sujets :

« La police de Paris, disait-il, fait plus de peur que de mal. Il y a chez elle beaucoup de charlatanisme. Il est très difficile de savoir ce qu’un homme fait chaque jour. La poste donne d’excellents renseignements, mais je ne sais si le bien est compensé par le mal. Les Français sont si singuliers qu’ils écrivent souvent des choses qu’ils ne pensent pas et ainsi on est induit en erreur ; lorsqu’on viole le secret des lettres, cela donne de fausses préventions. La Valette convenait parfaitement à cette place (de directeur des postes). J’avais aussi Laforêt, qui était l’homme de M. Talleyrand. On ne peut lire toutes les lettres, mais on décachetait toutes celles des personnes que j’indiquais et surtout celles des ministres qui m’entouraient. Fouché, Talleyrand n’écrivaient pas, mais leurs amis, leurs gens écrivaient et, par une lettre, on voyait ce que Talleyrand ou Fouché pensait. M. Malouet rédigeait toutes les discussions qu’il avait avec Fouché et, par là, on connaissait les paroles de ce dernier. Les ministres ou employés diplomatiques étrangers, sachant que c’était à moi qu’étaient renvoyés les paquets, écrivaient souvent des lettres, pensant que je les lirais ; ils disaient ce qu’ils voulaient que je susse sur le compte de M. Talleyrand.

« Si je ne m’étais méfié de l’impératrice ou du prince Eugène, La Valette