Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/493

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l’Amérique aux Anglais, corrompu nos mœurs, enlevé les enfants aux pères, désolé les familles, ravagé le monde, brûlé plus de mille lieues de pays, inspiré l’horreur du nom de Français à toute la terre ? — C’est toi !

« Qui est-ce qui a exposé la France à la perte,à l’invasion, au démembrement, à la conquête ? — C’est encore toi !

« Combien es-tu plus coupable que ces hommes que tu ne trouvais pas dignes de régner ? Un roi légitime et héréditaire qui aurait accablé son peuple de la moindre partie des maux que tu nous as faits aurait mis son trône en péril ; et toi, usurpateur et étranger, tu nous deviendrais sacré en raison des calamités que tu as répandues sur nous ! Tu régnerais encore au milieu de nos tombeaux !

« Nous rentrons enfin dans nos droits par le malheur ; nous ne voulons plus adorer Moloch ; tu ne dévoreras plus nos enfants ; nous ne voulons plus de ta corruption, de ta police, de ta censure, de tes fusillades nocturnes, de ta tyrannie. Ce n’est pas seulement nous, c’est le genre humain qui t’accuse. Il nous demande vengeance au nom de la religion, de la morale et de la liberté. Où n’as-tu pas répandu la désolation ? Dans quel coin du monde une famille a-t-elle échappé à tes ravages ? L’Espagnol dans ses montagnes, l’Illyrien dans ses vallées, l’Italien sous son beau soleil, l’Allemand, le Russe, le Prussien dans leurs villes en cendres, te redemandent leurs fils que tu as égorgés, la tente, la cabane, le château, le temple où tu as porté la flamme. Tu les as forcés de venir chercher parmi nous ce que tu leur as ravi, et reconnaître dans tes palais leur dépouille ensanglantée. La voix du monde te déclare le plus grand coupable qui ait jamais passé sur la terre ; car ce n’est pas sur des peuples barbares et sur des nations dégénérées que tu as versé tant de maux : c’est au milieu de la civilisation, dans un siècle de lumières, que tu as voulu régner par le glaive d’Attila, par les maximes de Néron.

« Quitte enfin ton sceptre de fer ; descends de ce monceau de ruines dont tu as fait un trône. Nous te chasserons comme tu as chassé le Directoire. Va ! Puisses-tu pour seul châtiment, être témoin de la joie que ta chute cause à la France et contempler, en versant des larmes de rage, le spectacle de la félicité publique ! »

On pourrait croire que la haine fût éternelle entre deux hommes séparés par de telles invectives : tel était pourtant l’orgueil incommensurable de chacun d’eux qu’ils se montrèrent plus tard singulièrement indulgents l’un pour l’autre, simplement parce qu’ils s’accordèrent mutuellement des satisfactions d’amour-propre.

En 1818, Chateaubriand avait écrit ce passage dans un article de polémique :

« Jeté au milieu des mers où le Camoens plaça le génie des tempêtes, Buonaparte ne peut se remuer sur son rocher sans que nous ne soyons