Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/51

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mentation… Il apparaît bien que Bonaparte a voulu surtout créer des places, beaucoup de places, parce qu’il y avait beaucoup d’appétits à satisfaire. Quant à édicter des règles de procédure parlementaire et s’attacher au détail du mécanisme politique qu’il adoptait, cela lui importait peu : c’est par l’exercice de son pouvoir personnel qu’il comblerait toutes les lacunes.

III. — Aussi quelle différence de rédaction entre les dispositions que nous avons déjà analysées et celles qui touchent à l’organisation de l’exécutif ! L’exercice en est remis à trois consuls nommés pour dix ans et toujours rééligibles. Mais, de même que Sieyès et Ducos étaient inscrits dans l’acte constitutionnel comme premiers sénateurs, de même les trois consuls qui devaient inaugurer le nouveau gouvernement étaient désignés par le même acte. Ces trois consuls étaient Bonaparte, Cambacérès et Lebrun. Il n’est pas sans intérêt de dire comment ces trois noms furent mis dans la Constitution.

L’Ami des lois, en date du 10 frimaire (10 décembre 1790), porte l’ « écho » suivant : « Bonaparte n’a point de concurrent pour la place de premier consul : tout le monde est d’accord pour l’y porter ; mais, pour les deux consuls adjoints, chacun annonce son choix d’après ses inclinations. Le Journal des Hommes libres nomme Garat et Cambacérès ; le Surveillant, Cambacérès et Daunou ; l’Ange Gabriel, Cambacérès et Talleyrand ; d’autres nomment Cambacérès et Régnier, Cambacérès et Berthier, Cambacérès et Rœderer, Régnier et Crétet… » En fait, c’est à Bonaparte que l’on s’en remit complètement du choix de ses deux collègues. Il pensa tout de suite à Cambacérès, et, en se reportant à la citation ci-dessus, il est facile de constater que, parmi tous les pronostics, c’est son nom qui revient le plus souvent. Aux yeux de tous, en effet, Cambacérès semblait le plus apte à exercer avec honneur les fonctions de second consul. Juriste consommé, homme de gouvernement, habile dans l’art de séduire, puissant parmi les anciens conventionnels, il devait apporter au général un concours des plus précieux, sans jamais s’imposer, sans jamais sortir de la limite de ses attributions.

Il convient d’ajouter que Cambacérès aimait le faste et savait être volontiers solennel, ce qui, pour Bonaparte, devait contribuer à rehausser le prestige extérieur du Consulat. Quant à la place de troisième consul, il décida de la donner à Lebrun, ancien secrétaire du chancelier Maupeou. Ce n’était pas une personnalité de premier ordre, mais bien un écrivain consciencieux qui avait « traduit Homère et le Tasse[1] » et avait traversé la Révolution en siégeant tour à tour à la Constituante, à la Législative et au Conseil des Anciens, sans éclat, mais avec la constante sympathie des éléments modérés, même royalistes. Par lui, Bonaparte touchait aux parti de droite, comme par Cambacérès il touchait aux partis de gauche.

  1. Voir à ce sujet l’amusant dialogue entre Rœderer et Bonaparte rapporté par Rœderer, III, 305-306.