Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/54

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parte le provisoire, la toute-puissance de la création, ce qui est toujours fort dangereux ; mais alors, du moins ce qui n’est jamais arrivé, table rase. Et il ne s’agirait plus de la victoire éphémère d’un Mazaniello… mais d’être égal aux destinées d’un grand peuple, et d’être, pour plusieurs siècles, le bon ou le mauvais génie du genre humain[1] ». Il n’est pas mauvais d’ajouter que le journal qui publie ces lignes déclare que les républicains envisagent sans crainte la possibilité de donner cette toute puissance à Bonaparte. La situation de ce dernier vis-à-vis du pays n’est pas à ce moment sans analogie avec celle qu’il avait vis-à-vis des commissions. En effet, il avait demandé à celles-ci une adhésion rapide et complète à ses idées personnelles. Maintenant, il demandait au pays une adhésion semblable. Or il avait hâté par un acte d’autorité les décisions des commissaires ; un nouvel acte d’autorité devança la réponse des citoyens : un décret du 3 nivôse (4 déc. 1799) déclara la mise en vigueur de la Constitution. C’est seulement 44 jours plus tard que le résultat du plébiscite fut connu. — Les procédés restent donc toujours les mêmes et, si l’on voulait pousser la comparaison jusque dans les détails, il ne serait pas difficile de démontrer que les mesures libérales prises avant le décret du 3 nivôse sont venues jouer auprès du peuple le rôle joué auprès des commissaires par les promesses de places et de dignités. Quoi qu’il en soit, et de plus en plus, le coup d’État nous apparaît bien comme tendant à devenir un rouage laissé, en marge de toute constitution, à la disposition de Bonaparte.

L’on a cherché à expliquer pourquoi le général a devancé la publication des votes : il aurait craint que l’adhésion ne fut pas assez complète et, songeant au nombre énorme des abstentionnistes en 1793 et en l’an III, il aurait voulu, en faisant voter sur une constitution déjà appliquée, déterminer de nombreux suffrages approbatifs qui ne se seraient pas manifestés. Cette explication est séduisante, mais pourquoi ne pas dire tout simplement que Bonaparte était pressé de gouverner seul ? Il n’y avait plus entre lui et le pouvoir qu’une barrière très mince, il l’a renversée.

Sur l’acceptation même, il n’y avait aucun doute. Du reste, le nécessaire avait été fait pour que le résultat fût assuré. Pas d’assemblées primaires, cela rappelait trop les clubs[2] ! Des registres furent disposés dans chaque commune ; l’un était destiné à recevoir les « oui », l’autre les « non », et les citoyens allaient signer sur l’un des deux. Cette façon de procéder devait avoir pour conséquence certaine d’empêcher le vote de bien des opposants. En effet, on ne tarda pas à se répéter que les registres portant les « non » serviraient à dresser des listes de proscription, et il fallut, pour aller à l’encontre de ce bruit rapidement répandu, promettre que tous les registres

  1. Bien informé du 28 frimaire.
  2. Cf. sur la haine de Bonaparte pour les clubs ce que dit Thibaudeau, Consulat et Empire, I, 98.