Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

titution de l’an VIII, dès qu’on réfléchit sur le système des listes de notabilités, on est fixé sur le caractère de la réforme constitutionnelle. L’épuration successive de tous les éléments formant la nation devait aboutir, en fin de compte, à l’installation sur les degrés de la pyramide de toute la classe moyenne et supérieure, c’est-à-dire la bourgeoisie. Cette classe, disons-nous, garde ainsi une apparence de pouvoir. En effet, nous savons quelle valeur réelle avaient ces listes de notabilités, c’était bien peu de chose et l’on y doit voir plus une tendance à faire une place aux bourgeois issus de la Révolution que la concession d’une part véritable d’autorité. Enfin, la bourgeoisie est quelque chose dans les parties supérieures de la pyramide, le prolétariat, lui, n’est rien. Mais il y a plus encore que les listes de notabilités pour nous montrer l’ascension des révolutionnaires aux plus hauts honneurs.

Les grands corps de l’État n’ont pas été formés, nous le savons, par le choix constitutionnel portant sur la liste nationale. Les membres en ont été désignés parmi, précisément, « des personnages très intéressés dans la Révolution et désireux d’en maintenir les résultats[1] ». Et tandis que ceux-là, formant véritablement une caste de nantis, sont appelés aux honneurs, les simples bourgeois, bénéficiaires de la Révolution, trouvent, dans la Constitution même, l’assurance de n’être pas troublés dans leurs bénéfices : « La nation française déclare qu’en aucun cas elle ne souffrira le retour des Français qui, ayant abandonné leur patrie depuis le 14 juillet 1789, ne sont pas compris dans les exceptions portées aux lois rendues contre les émigrés ; elle interdit toute exception nouvelle sur ce point. » Bonaparte a rappelé des émigrés, c’est entendu, en tournant la Constitution ou, pour mieux dire, en la violant. Mais du moins, il avait commencé par tranquilliser les intérêts des bourgeois enrichis par les biens nationaux, et il se garda de les inquiéter à l’occasion de leur possession. Enfin le chef des nantis, leur représentant le plus parfait, Sieyès, ne fut-il pas l’objet d’une mesure extraordinaire destinée à frapper les esprits de tous les « révolutionnaires » admirateurs du philosophe ? Nous voulons parler du don qui lui fut fait, par les commissions qui avaient voté la Constitution, du domaine de Crosne estimé 480 000 francs. On plaisanta, on attaqua même Sieyès qui accepta ce don, et des vers comme ceux-ci circulèrent :

Sieyès à Bonaparte a fait présent du trône,
Sous un pompeux débris croyant l’ensevelir ;
Bonaparte à Sieyès a fait présent de Crosne,
Pour le payer et l’avilir.

Mais, en réalité, ce don fut bien considéré par la bourgeoisie comme la récompense nécessaire et méritée à celui qui personnifia à un haut degré toute la caste bourgeoise révolutionnaire intéressée à maintenir les résultats matériels de la Révolution et à empêcher celle-ci de poursuivre son dé-

  1. Vandal, op. cit., p. 548.