Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/83

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous, qui ne reconnaissons aucune religion et espérons dans l’émancipation définitive des esprits, de faire ressortir qu’il est possible de laisser toutes les opinions libres dans l’État neutre, et cela dans un premier effort vers l’affranchissement complet. Cette liberté est possible, elle a existé et n’a pris fin que par la volonté de l’homme ambitieux qui est parvenu à faire de son histoire personnelle l’histoire de la France pendant une suite d’années. C’est contre l’histoire et contre la vérité que des écrivains ont dit de Bonaparte qu’il répondit au secret désir du pays en faisant le Concordat, et nous allons montrer qu’en détruisant le régime de la séparation, tel qu’il l’avait d’abord affermi par de justes mesures, il a fait œuvre de despote. Quant à ceux qui pensent que Bonaparte ne pouvait faire mieux qu’il a fait, nous leur répondrons comme plus haut nous répondions au sujet de la loi sur la centralisation administrative : quand un homme a dans un pays la situation qu’avait Bonaparte, il tient tout autant à lui d’être un Washington que d’être un César. Mais Bonaparte rêvait d’être César. Lorsque les conseils généraux se réunirent, quelques-uns s’occupèrent de la question religieuse. Il s’en trouva un, celui des Deux-Sèvres, qui demanda pour faire cesser le schisme qu’on s’adressât au pape. Les autres, une trentaine environ, émirent des vœux, mais « on n’en trouve pas un qui ait, soit demandé le retour au Concordat (le dernier concordat était de 1516), soit même critiqué en principe le régime de la séparation[1] » ; or, à défaut de la presse, puisque celle-ci était bâillonnée, les procès-verbaux de ces conseils nous donnent l’opinion du pays. On ne parle pas de Concordat, on n’y pense pas, parce que, dans la coexistence des religions dans leurs rivalités inévitables, on a senti l’intervention rationnelle de l’État qui a maintenu entre tous les cultes la balance égale. L’idée que ce régime allait changer, qu’entre toutes les religions l’État allait en choisir une — et précisément celle qui avait fait le plus de mal — et s’adresser à son chef étranger pour passer un traité avec lui, cette idée, disons-nous, ne pouvait se présenter à l’esprit de personne. Le peuple, remarquons-le, ne connut à peu près rien des négociations avec Rome ; l’armée et tous les corps de l’État les désapprouvèrent. Quant aux catholiques intransigeants, et, disons mieux, le clergé, comment auraient-ils pu penser qu’on allait renoncer à leur égard à tous les avantages lentement, difficilement conquis par l’État laïque et neutre ? Mais il n’y a qu’à réfléchir sur tant de luttes soutenues, sur tant de persécutions, nécessaires revanches du pays libéré sur l’organisation théocratique qui l’écrasa, sur le processus qui aboutit à l’établissement de la liberté religieuse pour comprendre avec une netteté absolue qu’il aurait été considéré par tous comme un insensé celui qui aurait détruit la situation religieuse telle qu’elle était établie… Et pourquoi alors Bonaparte a-t-il été cet insensé ? Parce que, répond M. Noblemaire, « personne mieux que ce Corse

  1. Voir dans la Revue de Paris, 1er mai 1897. l’étude de M. Aulard : La séparation de l’Église et de l’État.