Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/123

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

une phrase, et où la pensée cachée du juriste semblait redoutable au pouvoir ! Quel temps !

Et les condamnations se suivaient, amenant sur les lèvres des juges militaires ou civils la monotonie effrayante des mortelles sentences. À Lude, dans la Sarthe, on exécute. À Montpellier, cinq condamnés sont conduits à l’échafaud à neuf heures du soir, et le sang coule sous le reflet sinistre des torches. Un condamné, les yeux tournés à la fois vers la tombe et vers l’avenir, acclame la République. À Carcassonne, le baron Trouvé qui commande ordonne, sur la place, un autodafé où sont brûlés tous les drapeaux de l’Empire et un aigle vivant ! Là même une scène atroce se produisit. En haine de M. Baux, propriétaire dans le département, le pouvoir local avait ordonné une poursuite ; le tribunal correctionnel l’acquitte. On arrête de nouveau M. Baux et, pour le même fait, on va le soumettre aux juges. Mais l’instruction ne peut produire la preuve qu’elle a déjà vainement cherchée ; alors on envoie à la prison, où d’autres accusés attendent, un agent provocateur. Par ses soins une évasion est préparée, les accusés s’apprêtent, et à ce moment le prévôt Barthez arrive, ouvre l’instruction basée sur le complot d’évasion, source de complot contre la sûreté des autorités locales. La cour prévôtale s’assemble : les condamnés sont conduits au supplice. Mais les valets du bourreau se récusent, et il fallut requérir un portefaix qui, le soir, se suicida. Le prévôt, poursuivi par des hallucinations vengeresses, devint fou.

La même ville devait revoir les mêmes excès ; au milieu des prédications acharnées des prêtres, soufflant la violence du haut de la chaire de miséricorde, menaçant d’une prochaine expropriation les détenteurs des biens nationaux, un prêtre, M. Auruscy, déclare un jour que le roi est trop juste pour vouloir la violation de la Charte. Le bruit se répand qu’il a insulté le roi. La cour d’assises s’assemble. Mais, devant l’attitude des jurés, l’avocat s’émeut et, la nuit, il fait partir de la ville tous les témoins. Il fallut renvoyer à une autre session l’affaire ; mais la session nouvelle arrive, le baron Trouvé recrute un jury, dont la première visite fut pour le procureur du roi afin de lui faire savoir qu’il était l’auxiliaire sûr de l’accusation ! Ici encore, l’ingéniosité héroïque de l’avocat trouve une issue : il invoque le Concordat, la volonté du pape de restituer à l’Église son ancienne juridiction, et la cour, croyant ou feignant de croire à cette paradoxale argumentation, se dessaisit au profit du tribunal ecclésiastique. Bien entendu, la cour de Cassation casse ce singulier arrêt, renvoie le curé devant la cour d’assises des Pyrénées-Orientales ; il y comparaissait le 16 août 1816 et, sauvé par toutes ces procédures, n’était condamné qu’à quinze mois de prison.

On ne peut raconter toute cette histoire à moins d’assimiler ces feuilles rapides au livre d’écrou ou au registre mortuaire des bourreaux. Dans la France entière, ce fut, pendant l’année 1815 et jusqu’à la fin de l’année 1816,