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Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/153

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teau, qui partait avec son frère, reçut des mains royales le domaine de Graves…

M. Decazes n’avait pas seulement commis la faute de ne savoir pas partir à temps, ou de rester pour la lutte, et, finalement, d’être chassé avec une compensation matérielle, il avait commis la faute initiale de prendre le pouvoir trop tôt. Un homme que n’eût pas aveuglé l’ambition de place eût tout de suite vu, à contempler la société politique de 1814, que le libéralisme prématuré ne grandirait que comme une fleur étiolée sur un terrain ravagé. Il y avait encore tellement de haines et une si profonde réserve de terreurs et d’ignorances que pour leur résister il eût fallu d’abord un gouvernement qui ne fût pas lié avec les libéraux et pût résister aux entraînements de la droite. M. de Richelieu était l’homme trouvé par le destin pour l’emploi de premier ministre dans une combinaison pareille. Après tout, il avait couvert de son approbation les deux mesures capitales : la dissolution et la loi électorale du 5 février qui avait ravi à la grande propriété une partie de son influence électorale. Il eût maintenu ses mesures et, à l’abri derrière elles comme derrière un rempart légal, le libéralisme eût grandi, fût devenu un parti, eût jeté des racines profondes au cœur du pays, eût été enfin, majeur, l’axe inébranlable d’une majorité élargie. Alors le tour de M. Decazes eût pu venir… Sa faute fut d’être trop pressé et d’intervertir les rôles en minant l’influence de M. de Richelieu et en escomptant la répugnance qu’avait pour l’intrigue cette noble nature.

On peut dire que ce sont là des arrangements posthumes, et que la logique de l’histoire ne connaît pas nos hypothèses fragiles. Il se peut… Aussi bien ceci n’est-il qu’une hypothèse, en effet, et que nous transcrivons, parce qu’elle nous paraît plausible. Oui, le grand vice du gouvernement de M. Decazes est d’être venu avant l’heure. Et qu’on n’invoque pas la force du parti libéral à la Chambre et qui semble correspondre à une croissance du libéralisme dans le pays ! Cette force parlementaire était factice. La plupart des libéraux — on l’a bien vu pour Grégoire lui-même — avaient dans leurs voix un contingent ultra royaliste. Et comment veut-on, en effet, qu’en trois années, sans propagande et sans efforts notables, le parti ait pu croître de 12 à 90 voix au Parlement ? Ce sont les ultras qui ont fait élire la plupart de ces députés afin d’invoquer leur présence pour rappeler la Révolution, armer le comte d’Artois d’un argument, effrayer le roi, modifier la politique. Contre M. de Richelieu, cette tactique n’eût pas été employée, le parti libéral aurait crû lentement, d’une croissance normale, et quand on l’eût voulu abattre, il eût été trop tard, car son armature eût été rendue complète par le temps qui est le premier collaborateur dans la tactique des partis. Certes, il est probable que Louvel eût frappé quand même le duc de Berry, car, en prononçant la peine au tribunal secret de sa conscience, Louvel ne s’était pas préoccupé des combinaisons des partis… Mais ce n’est pas le parti