Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/28

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M. de Chateaubriand avait signé de son nom déjà illustre et qui, heureusement pour lui, n’est pas nécessaire à sa gloire : Buonaparte et les Bourbons. Tout ce que l’invective, la calomnie, l’outrage peuvent trouver de formes meurtrières se rencontre dans ce pamphlet qui fut jeté à des millions d’exemplaires dans la foule et servit puissamment la cause des Bourbons, dont il rappelait le nom oublié. La partie distinguée de la population, l’aristocratie et la bourgeoisie enrichie, enveloppait de ses adulations les alliés. Des chansons couraient sur Napoléon, et des hymnes en faveur des « libérateurs » étaient chantés à l’Opéra quand paraissaient Alexandre et Guillaume. C’est seulement dans les quartiers déshérités que s’était réfugiée la dignité de la défaite et aussi sa rage, car, plus d’un soir, près des barrières éventrées, on releva le cadavre de quelque officier ennemi.

Cependant, Talleyrand agit. Il fallait saisir les « autorités constituées » qui, dans cet effroyable naufrage, étaient en désarroi. Il convoque le Sénat : quatre-vingt-dix membres étaient à Paris ; soixante-quatorze vinrent, hésitants, timides, emplissant sans bruit un tiers à peine de la salle des séances. Pour la première fois, le grand électeur ne voulut pas leur arracher un vote décisif et il les laissa s’habituer à la servitude nouvelle. Il se contenta de leur soumettre le nom des membres du gouvernement provisoire. C’étaient Talleyrand, le général Beurnonville, l’abbé Montesquiou, le marquis de Jaucourt, le duc de Dalberg, un Allemand, deux prêtres, un ancien général de la Révolution. On approuva en silence ce que voulait Talleyrand.

Mais les événements marchaient sans consulter la prudence du prince de Bénévent qui allait se trouver débordé. Le conseil municipal, plus hardi, sur la proposition de l’avocat Bellart, vote une motion par laquelle il réclame la déchéance et parle des Bourbons. C’est la première fois que dans un vœu politique le nom du successeur est désigné. À vrai dire, cette motion téméraire dérangeait les plans plus tranquilles de Talleyrand. Il l’accueillit avec humeur, mais dut s’y soumettre : par ses soins, le Sénat fut à nouveau convoqué pour proclamer la déchéance.

Qui allait oser se dresser du sein de cette assemblée asservie pour porter au maître, hier encore courtisé, le premier coup ? C’est alors que les événements mirent au service des manœuvres étroites de Talleyrand la noble colère des rares républicains qui, flétris du nom d’idéologues par Napoléon, avaient survécu à la Révolution, à peine une poignée. Leurs chefs étaient Grégoire et Lambrecht. C’est ce dernier qui réclama la déchéance et qui fut chargé de justifier, pour le pays, ce vote. Lambrecht n’avait pas longtemps à chercher parmi les griefs que sa conscience tant de fois blessée avait pesés. D’une plume acérée il rédigea la protestation… Qu’il la signât, lui et quelques autres, c’était bien, car jamais ils ne s’étaient mis, pour l’acclamer, dans le sillage du vainqueur. Mais les autres, qui avaient abaissé leur fonction au-dessous même de la domesticité  ? Ils signèrent, ils votèrent, ils repro-