Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/158

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Comment, d’ailleurs, ne se fussent-ils pas considérés comme des prolétaires, à l’égal de ceux-ci ? La révolution de juillet leur avait bien, en quelque sorte, donné le droit de bourgeoisie en les incorporant à la garde nationale. Mais l’uniforme même, qui égalise les hommes en faisant disparaître leurs différences d’origine pour les astreindre à une discipline commune, rappelait aux maîtres d’atelier lyonnais leur infériorité vis-à-vis de la bourgeoisie de fait. Tandis qu’ils avaient adopté l’uniforme réglementaire, les fabricants, les commissionnaires, les chefs de l’industrie, du négoce et de la banque, s’étant équipés à leurs frais, avaient, par l’uniforme adopté, marqué nettement la distance qui les séparait des petites gens de la Croix-Rousse et des Brotteaux.

Et tandis que ce caractère encore éloignait de la bourgeoisie les maîtres d’atelier, un autre caractère les rapprochait de leurs ouvriers : la loi, une loi faite spécialement pour eux en 1806, les rejetait nettement dans le prolétariat, pour donner du reste à leur salaire une garantie qui ne devait être donnée que quatre-vingt-dix ans plus tard à tous les salaires indistinctement.

Le code distingue deux sortes de contrats de travail : le louage de services et le louage d’ouvrage. Il en distingue bien un troisième, concernant les voituriers par terre et par eau — et celui-ci nous montre la caducité des classifications juridiques — mais seuls les deux premiers importent en ce moment. Le louage de services, c’est le contrat de travail proprement dit, passé ou censé passé entre le « maître », — c’est l’expression même dont se sert le Code — et l’ouvrier ou le domestique ; le louage d’ouvrage, c’est le contrat passé entre le particulier et l’artisan qui exécute la commande de ce particulier. Un ouvrier est embauché par un patron : louage de services ; un cordonnier fait une paire de chaussures pour son client : louage d’ouvrage. Les tisserands, et en général tous les artisans propriétaires de leur outillage, mais travaillant pour des fabricants, étaient sous le régime du louage d’ouvrage, la loi affectant de les considérer comme des producteurs autonomes et libres. Ce qui mit longtemps les apparences du côté de cette fiction légale, c’est que certains fabricants « vendaient » aux artisans la matière première et leur « achetaient » ensuite le produit. Ce système fonctionne encore dans certaines régions pour certaines industries, notamment celles des tissus de fantaisie et de la vannerie.

Mais, à Lyon, cette fiction avait si peu tenu en face de la réalité, la contradiction en était tellement criante, que la loi, dès 1806, s’était inclinée et, par l’institution du livret d’acquit, avait reconnu au maître d’atelier sa situation réelle de salarié vis-à-vis du fabricant. Car c’était pour la fabrique lyonnaise, et en y instituant un conseil de prud’hommes, que la loi avait été surtout faite. Or, cette loi, qui imposait au chef d’atelier un livret d’acquit, véritable pendant au livret d’ouvrier pur et simple, portait que le salaire du chef d’atelier débiteur du fabricant ne pourrait être retenu tout entier par ce dernier.

« Lorsque le chef d’atelier, dit-elle, reste débiteur du négociant-manufacturier pour lequel il a cessé de travailler, celui qui veut lui donner de l’ouvrage fera pro-