Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/163

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par la nouvelle attitude du préfet, le conseil des prud’hommes ne condamnait même plus les patrons qui lui étaient déférés pour refus d’application des tarifs.

Les ouvriers assistaient frémissants à ces audiences où l’équité était souffletée au nom de la loi, où la loi elle-même, gardienne des contrats librement consentis, s’abaissait devant les volontés du plus fort, où le juge déshonorait sa magistrature en soumettant le droit à l’arbitraire administratif. Ils comprirent alors qu’il n’est de droits qu’entre égaux, que ces fabricants n’observaient qu’entre eux les engagements pris et par crainte des sanctions qui les eussent atteints, et que leur conscience ne les empêchait pas de laisser protester leur signature dès que l’huissier n’était plus là pour les astreindre à la probité la plus élémentaire. Ils virent de quoi était faite l’honnêteté des honnêtes gens et sondèrent le tréfonds punique de l’honneur commercial dont la bourgeoisie était si vaine et dont elle faisait si grand étalage.

À cette faillite des lois et de la probité, il n’y avait à opposer que la force. Puisque la justice ne se suffisait pas à elle-même, puisque le droit n’était que l’équilibre de puissances égales tenues en respect par la crainte mutuelle qu’elles s’inspiraient, les ouvriers n’avaient plus qu’à montrer leur puissance. Ils décidèrent donc une grève de huit jours, à partir du lundi 21 novembre.

Cette décision, qu’ils firent connaître dans tous les ateliers, mit la ville en rumeur. Oubliant qu’il avait lui-même convoqué les prud’hommes pour les inviter à réunir les délégués des patrons et des ouvriers, le gouverneur militaire, excité par les fabricants, porté d’ailleurs par ses sentiments personnels à considérer toute grève comme une révolte, déclara bien haut qu’il ne la tolérerait pas et saurait la réprimer vigoureusement. Ces paroles enflammèrent les patrons, qui, perdant toute mesure, renchérirent encore, l’excitant en même temps qu’ils s’excitaient eux-mêmes.

C’est alors que l’un d’eux, au dire de Louis Blanc, aurait proféré cette atroce menace à l’adresse des ouvriers : « Ils n’ont pas de pain dans le ventre, nous y mettrons des baïonnettes. » Menace qui n’était qu’une bravade misérable, vu le peu de soldats dont disposait le général Roguet et le peu d’homogénéité de la garde nationale, où la bourgeoisie n’était pas en force. Mais cette menace devait être mise à exécution trois ans plus tard, et jeter pour de longues années la terreur dans les rangs ouvriers.

Le général Roguet se faisait illusion. Il croyait qu’il lui suffirait de mettre la main sur la garde de son épée pour faire immédiatement se tenir cois les ouvriers. Il ignorait tout d’eux, leur existence, leur caractère, leurs souffrances, devenues intolérables, l’exaspération où elles les jetaient, l’exaspération, plus grande encore, où les jetait l’audacieuse violation du pacte juré. Les avertissements, pourtant, ne durent pas lui manquer, et il ne les méprisa pas tous, puisque, sur l’avis des maires de Lyon et de la Croix-Rousse, il décommanda la revue de la garde nationale, qui devait avoir lieu le 20. C’était là, certes, une occasion de montrer la force des baïonnettes, puisque cela entrait dans son plan d’intimidation.

Mais ces baïonnettes n’étaient pas toutes au service de la bourgeoisie, les chefs