Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/18

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passé deux ans en Amérique, et de n’être pas de cet avis ; mais croyez-vous, dans la situation de la France, et d’après l’opinion générale, qu’il nous convienne de l’adopter ?

— Non, lui répondit Lafayette ; ce qu’il faut aujourd’hui au peuple français, c’est un trône populaire, entouré d’institutions républicaines, tout à fait républicaines.

— C’est bien ainsi que je l’entends », reprit le prince.

Surpris par le revirement de la foule, déconcertés par la capitulation, pourtant prévue, de Lafayette enchanté de se débarrasser de ses responsabilités tout en continuant de faire figure, les républicains voulurent au moins profiter du moment où s’organisait la monarchie pour avoir d’autres garanties que les répliques du prince aux effusions naïves de Lafayette. Celui-ci les conduisit donc au Palais-Royal, où le duc prodigua les assurances et les protestations. Ils revinrent convaincus surtout de l’impossibilité de décider le peuple à refaire une révolution pour arracher celle-ci aux mains qui l’avaient saisie.

Est-ce vraiment la faute de Lafayette, est-ce vraiment grâce aux intrigues des Thiers et des Laffitte, si la République ne l’a pas emporté au moment où tant d’esprits généreux s’employèrent à la faire surgir du chaos de ce lendemain de victoire populaire ? Qui était républicain à ce moment ? Une partie de l’élite, dans la jeunesse des écoles et dans le peuple ouvrier. La masse l’était si peu que, dans cette même journée du 31, elle se laissa entraîner, par des agents orléanistes, à envahir les bureaux du journal républicain la Tribune. La garde nationale eut toutes les peines du monde à éloigner ces vainqueurs de juillet qui voulaient fusiller tous les républicains, au moment même où le roi du lendemain se proclamait lui-même républicain et recevait l’accolade du vieux républicain Lafayette.

Victor Hugo exprimait exactement la pensée de la bourgeoisie libérale lorsqu’il disait : « Après juillet 1830, il nous faut la chose république et le mot monarchie. » De son côté, l’abbé Grégoire, qui achevait sa vie dans une modeste retraite, s’écriait avec une ferveur de constituant désireux de ramener la Révolution à son point de départ : « Il serait donc vrai, mon Dieu ! nous aurions tout ensemble la République et un roi ! » Cette pensée se précise ainsi dans un article que le Globe publie sous l’impression de la journée du 31, et où l’adhésion à la royauté en formation est entourée de réserves :

« Le duc d’Orléans est-il roi ? Non. Il ne le sera que par nous, par notre volonté, et aux conditions que nous lui imposerons. Il recevra tout du peuple ; il lui devra sa couronne et sa reconnaissance… Nous le consacrerons en recevant ses serments ; s’il les violait, il disparaîtrait aussitôt. » L’auteur de l’article ajoute avec une naïveté qui est comique, à présent que l’on connaît les événements, et de quelle manière Louis-Philippe tint les promesses du duc d’Orléans et trompa des gens qui, d’ailleurs, ne demandaient presque tous qu’à être trompés : « Voilà comment nous comprenons nos devoirs. Qui de vous, héroïques Français, se vouerait aujourd’hui à la cause et au nom d’un homme ? »