Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/188

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lutte que nous avions crue terminée recommence ». Et l’indécision du second se marquait par des invites comme celle-ci : « Que le gouvernement de Juillet rentre donc avec confiance dans les conditions de son existence. » Tous deux d’ailleurs étaient d’accord pour s’en tenir au côté purement politique de la question soulevée par la révolution. La question sociale n’était pas même envisagée, fût-ce pour nier son existence. Et cela six mois à peine après le formidable soulèvement des ouvriers lyonnais.

Au plus fort de cette agitation, mourut un des signataires les plus en vue du compte rendu, le général Lamarque. Les obsèques devaient être une manifestation de l’opposition constitutionnelle, dont il avait été un des plus ardents champions. Mais elle ne put empêcher toutes les oppositions de se donner rendez-vous : les bonapartistes, qui renaissaient et dont les chansons de Béranger transformaient l’histoire de leur héros en légende populaire, se rappelaient que Lamarque avait été fait maréchal de France en 1815 ; les républicains aimaient son libéralisme agressif et son patriotisme exalté, ils se rappelaient ses interventions en faveur de la Pologne ; les légitimistes enfin, encore persuadés qu’une conspiration heureuse avait enlevé le trône à Charles X, ne rêvaient que d’un coup de force qui le lui rendrait, et semaient l’argent à pleines mains dans le peuple, qui achetait avec cet argent, non du pain, mais des armes.

Les obsèques avaient été fixées au 5 juin. Les républicains allèrent à ce rendez-vous général sans plan arrêté, sans organisation, chaque société ayant convoqué ses membres de son côté. Beaucoup d’entre eux prévoyaient cependant qu’il y aurait bataille, et s’étaient armés. Les jeunes se ralliaient par groupes au cri de : Vive la République ! « À voir ces jeunes gens dans leur fier délire de liberté, dit Henri Heine, on sentait que beaucoup d’eux n’avaient pas longtemps à vivre. »

Ils avaient dételé les chevaux du corbillard et le traînaient à bras, à la grande inquiétude de La Fayette, du maréchal Clauzel, de Laffitte et de Mauguin, qui tenaient les cordons du poêle et semblaient les prisonniers de cette belliqueuse jeunesse, dont certains ne prenaient pas même la peine de cacher leurs armes. Le cortège, détourné de son itinéraire, défile autour de la colonne Vendôme et force le poste de l’État-major à rendre les honneurs. On ne sait, dans cette immense acclamation qui monte vers le bronze impassible, si c’est la liberté ou la gloire militaire que veut ce peuple soulevé par l’enthousiasme. Quinze ans lui ont suffi pour oublier que le César devant lequel montent leurs espérances fut le meurtrier de la liberté et que sa gloire démembra la patrie.

À un moment, l’acclamation redouble : aux uniformes des gardes nationaux et des invalides, vient se joindre l’uniforme désormais populaire de l’École Polytechnique. Soixante élèves, forçant la consigne qui les retenait à l’école, accourent, les vêtements en désordre de la lutte qu’ils ont soutenue contre leurs chefs, et se mêlent au cortège.

On fait halte au pont d’Austerlitz, où une estrade a été aménagée pour les orateurs. La Fayette, dans une lettre écrite le 9 à Dupont (de l’Eure), note ainsi ses