Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/226

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prit se soumettra de moins en moins. Le monde du travail se développera sur un statut d’association et d’égalité ; c’est là son irrésistible tendance, où les faits secondent sa volonté. Mais cette volonté collective sera un accord harmonique de volontés autonomes acquises à l’évidence, sans aucune influence mystique ou politique qui les contraigne à se fondre, à s’abolir, dans une unité qui deviendra de plus en plus impossible à mesure que chacun voudra penser par lui-même et se déterminer en connaissance de cause.

Pour en revenir à notre objet, disons que les attentats politiques sont en raison inverse de l’éducation civique des peuples et par conséquent de leur pratique de la liberté. La preuve, c’est que tout attentat contre les hommes qui incarnent l’autorité est suivi d’un attentat contre la liberté. Les juger ainsi, ce n’est pas condamner les actes de guerre que sont les attentats politiques. Dans certains pays, sous certains régimes, ils sont aussi nécessaires, c’est-à-dire rendus inévitables, que tout autre phénomène naturel. Mais, si jusqu’à présent ils ont pu modifier l’ordre de succession au trône ou y installer prématurément l’héritier légal, on ne voit pas qu’ils aient encore renversé un seul régime. L’attentat politique est un champignon qui croît dans la crypte des régimes d’ombre et de silence, une réplique à leur cruauté. Il dépérit et meurt au soleil de la liberté, qui mûrit des fruits de vie.

La réaction ne manqua pas au rendez-vous que lui avait donné le coup de pistolet d’un exalté. Celui-ci avait disparu. Deux agents de police qui s’étaient faufilés dans la société des Droits de l’Homme dénoncèrent comme l’auteur de l’attentat un jeune homme de vingt et un ans, nommé Bergeron, qui nia, produisit des témoins qui impressionnèrent peut-être moins le jury que les témoins suspects amenés par l’accusation. Bergeron fut acquitté.

Mais la société des Amis ne le fut pas, elle. Le ministère voulait en finir avec la liberté de fait dont les associations avaient bénéficié depuis les Journées de Juillet. Cavaignac, Trélat, Raspail et leurs amis comparurent donc de nouveau devant la cour d’assises, non plus pour répondre de délits personnels commis par la parole ou par la plume, mais pour avoir formé, en contravention de l’article 291, une association de plus de vingt personnes. Les associés furent acquittés par le jury, et l’association condamnée par la cour à se dissoudre.

En même temps, les journaux et les caricatures étaient poursuivis à outrance. La Tribune eut sa belle part dans ces poursuites et lorsque, le 12 mai suivant, elle dut cesser de paraître, après quatre années d’existence, c’est-à-dire de lutte, elle avait à son actif cent onze saisies et poursuites et vingt et une condamnations, donnant au total 157 630 francs d’amende et quarante-neuf ans de prison.

Comme quoi tout est relatif : Henri Heine, qui fréquente beaucoup les sociétés républicaines à cette époque, trouve qu’il est « comique de voir ces gens crier à l’oppression pendant qu’on leur permet de se fédérer ouvertement contre le gouvernement et de dire des choses dont la dixième partie suffirait, en Allemagne, pour faire condamner un homme à une enquête perpétuelle ». Ces paroles sont encore vraies aujourd’hui, plus vraies qu’il y a soixante-quinze ans, la distance