Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/244

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Cette décision fut exécutée. La société philanthropique vida sa réserve et un atelier pour les chômeurs fut installé et ouvert le 3 novembre rue Saint-Honoré, tandis qu’une cuisine était aménagée rue des Prêcheurs et distribuait tous les jours la nourriture à plus de six cents ouvriers munis de cachets qui leur étaient donnés à la permanence, rue de Grenelle-Saint-Honoré, aujourd’hui rue Jean-Jacques-Rousseau.

Mais la plainte des patrons avait eu son effet. La police fit des perquisitions au siège des trois sociétés ; la correspondance saisie établit que les tailleurs de Paris étaient en rapports suivis avec ceux de Tours, de Lyon, de Rouen, de Bayonne. On arrêta plus de deux cents ouvriers. La coalition patronale présidait à ces persécutions contre la coalition ouvrière. L’avocat de la partie civile put railler en ces termes, au nom des patrons, l’admirable effort accompli par les ouvriers :

« Dans leur délire, ils sont allés jusqu’à publier qu’il n’y aurait plus de maîtres, et que l’on allait confectionner des habits avec le seul mécanisme des associations, sans crédit, sans responsabilité et avec des hommes qui seraient égaux entre eux, ne recevraient d’ordre de personne et exécuteraient le travail comme bon leur semblerait. Et comme il faut que le ridicule s’attache à toute conception insensée, on a décoré celle-ci du beau nom d’Atelier national de la rue Honoré, 99. »

Nous apprenons avec plaisir, par cette diatribe enfiellée, que les ouvriers, en attendant qu’ils pussent se débarrasser des patrons, s’étaient déjà débarrassés des saints que l’indicateur des rues d’alors multipliait presque autant que le calendrier grégorien. L’auteur de ce morceau achevé ne perdit pas sa salive. Jugés en plusieurs fournées, les grévistes furent condamnés à des peines variant de cinq ans à un mois de prison. Sur soixante-six accusés, vingt-deux seulement furent acquittés.

Les trois sociétés ouvrières durent disparaître, et croyant échapper ainsi aux patrons, les ouvriers, qui jusque-là travaillaient en atelier, acceptèrent les offres des confectionneurs, et se mirent à travailler chez eux pour ceux-ci. Ainsi se reforma pour cette catégorie de travailleurs le travail à domicile. Ils y gagnèrent un instant d’illusion de liberté personnelle, qui ne put tenir devant la réalité de leur misère, et ils y perdirent le contact mutuel qui leur permettait de se réunir et de faire corps contre l’ennemi commun.

Partout, à cette époque, les sociétés de secours mutuels font office de syndicat, se réunissant dans les moments décisifs pour seconder les revendications corporatives. Ainsi font les cordonniers à Paris, à Lyon, à Marseille ; les gantiers à Grenoble ; les tanneurs à Lyon, Marseille et Paris ; les maroquiniers et les charrons, les mégissiers et les chapeliers, et les tisseurs. Les syndics des passementiers de Saint-Étienne, affiliés à la société secrète des Mutuellistes de Lyon, dont nous aurons bientôt à parler, demandent aux patrons l’établissement d’un tarif pour en finir avec les diminutions successives des prix de façon.

Dans leur appel, les syndics des passementiers montrent « la position malheureuse où se trouvent les ouvriers, position qui fait craindre de devenir de plus en plus mauvaise ». Bientôt ils ne pourront plus y tenir. « Si c’était une position