Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/248

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manifesté autrement que par des paroles, sa reconnaissance d’un service rendu ! Le fait est vrai pourtant. Il avait acheté au banquier embarrassé la magnifique forêt de Breteuil pour dix millions ; mais une clause du contrat de vente stipulait que ce chiffre pourrait être réduit par les experts. Odilon Barrot dit dans ses Mémoires que « les journaux du temps ont beaucoup retenti des plaintes de M. Laffitte contre ce marché, qu’il qualifiait d’onéreux ». Selon lui, « ces plaintes n’étaient pas fondées : car, dans la situation donnée, ce marché l’avait sauvé d’une faillite, et il ne devait que de la reconnaissance au roi ».

Soit. Mais lorsque le roi faisait de bonnes actions, c’étaient en même temps de bonnes affaires. Somme toute, Laffitte avait sacrifié ses intérêts à ceux de son parti et de sa classe. Dans sa ruine, il ne gardait que quelques millions. Nous aurons à constater au cours de ce récit des misères plus grandes et plus dignes d’intérêt.

Le calme dont se félicitait Guizot allait être troublé par une initiative du ministère, consistant à enfermer Paris dans une enceinte fortifiée et à construire des forts détachés de distance en distance. Ce seront des « casernes fortifiées » contre Paris, déclara la Tribune, qui menait le chœur de l’opposition. La population s’agitait, et, dit Lafayette dans ses Mémoires, « il paraît que les manifestations de la garde nationale parisienne contre les forts détachés auraient été plus générales si l’on n’avait pas répandu le bruit que les jeunes gens comptaient en profiter pour aller au delà. »

Pour expliquer la docilité de la Chambre aux désirs du ministère en cette affaire, la Tribune accusa les députés, et notamment Viennot, de recevoir de l’argent des fonds secrets. La Chambre décida de venger elle-même cette injure et cita à sa barre le gérant de la Tribune, son rédacteur en chef, Armand Marrast, et l’auteur de l’article, Cavaignac.

Armand Marrast, jeune élégant qu’on appelait le marquis de la révolution, était un polémiste alerte et incisif. Devant ses juges, il ne se défendit pas ; il attaqua. Après avoir constaté que depuis deux ans la Chambre avait voté plus de fonds secrets que la Restauration n’en avait demandé pendant les six dernières années, il porta ce coup droit au régime capitaliste géré par les capitalistes eux-mêmes :

« Vous êtes parfaitement indifférents à la prime des sucres ; cependant cette prime s’est accrue, depuis 1830 de 7 millions à 19 ; et, chose étrange, le tiers à peu près de cette somme est partagé entre six grandes maisons, au nombre desquelles marchent en première ligne celles de certains membres que vous honorez de toute votre considération, et notamment celle d’un ministre. Et, en effet, dans les ordonnances de primes pour 1832 on voit figurer : la maison Perier frères pour 900.000 fr. ; la maison Delessert, pour 600.000 fr. ; la maison Humann, pour 600.000 fr. ; la maison Fould, pour 600.000 fr. ; la maison Santerre pour 800.000 fr. ; la maison Durand, de Marseille, pour un million. »

Le journal républicain fut condamné à dix mille francs d’amende et son gé-