Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/319

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mentir ; puis on me conduisait au magasin pour m’y façonner de bonne heure au noble métier du mensonge, ou art de la vente. Choqué des tricheries et impostures que je voyais, j’allais tirer à part les marchands et les leur répéter. L’un d’eux, dans aa plainte, eut la maladresse de me déceler, ce qui me valut une ample fessée. Mes parents, voyant que j’avais du goût pour la vérité, s’écrièrent d’un ton de réprobation : « Cet enfant ne vaudra jamais rien pour le commerce ». En effet, je conçus pour lui une aversion secrète, et je fis à sept ans le serment que fit Annibal à neuf ans contre Rome : je jurai une haine éternelle au commerce. »

Fourier arrange ici un peu son histoire. La fessée est certainement authentique, mais il transpose sûrement de quelques années les réflexions et les serments qu’elle lui fit faire, et se fait un mérite d’une de ces intempérances de langage dont les enfants les plus ordinaires sont coutumiers. Il n’en demeure pas moins qu’un tel accident, qui se fût enregistré dans l’esprit d’un autre enfant au même plan que les ordinaires corrections paternelles, devait faire une profonde impression sur celui de Fourier, ardent et méditatif, et y éveiller trop tôt la réflexion. L’enfant annonce toujours l’homme par quelque trait. Un autre eût tiré son profit de la fessée pour apprendre désormais à mentir congrûment, commercialement. Chez Fourier, elle devait amener un résultat opposé : elle choqua d’abord sa logique ; et elle est simple et impérieuse chez tout enfant, si vacillante que soit encore sa pensée. Elle suscita ensuite le sentiment d’équité, ou si l’on veut d’harmonie, qui devait le porter à refaire le monde selon ce sentiment.

Son premier essai date du 11 Frimaire an XII. Dans un article assez court publié par le Bulletin de Lyon, il donne, sous le titre : Harmonie universelle, la substance de sa doctrine. Il y interpelle les « grands hommes de tous les siècles », les « aveugles savants » : « Voyez vos villes peuplées de mendiants, leur crie-t-il, vos citoyens luttant contre la faim, vos champs de bataille, et toutes vos infamies sociales. » D’où vient le mal ? De ce que l’homme, créé par Dieu pour le bonheur, s’est sans cesse ingénié à contrarier ce décret providentiel. C’est pour cela qu’il est tombé de sauvagerie en barbarie, et de là en civilisation.

« Les savants n’ont pas jugé digne d’attention l’attraction passionnée, qui mène à la découverte des lois sociales. Au lieu de réprimer les passions que Dieu a mises en nous, et il ne pouvait vouloir notre mal, utilisons-les à en tirer notre bien. Que les hommes se réunissent selon leurs goûts, leurs sentiments, leurs idées, pour s’aider mutuellement à satisfaire leurs passions, et l’harmonie naîtra de l’infinie variété des groupements, chacun d’eux s’étant occupé à satisfaire un besoin. Voilà ce qui « va conduire le genre humain à l’opulence, aux voluptés, à l’unité du globe. » Chacun obéissant avec joie aux impulsions de la nature, « le globe entier ne composera qu’une seule nation, n’aura qu’une seule administration. »

Les hommes se sont pas égaux en besoins et en passions ; il ne s’agit donc pas de leur proposer l’égalité pour but, mais la liberté. Tous les êtres humains des deux sexes jouiront en fait de l’égalité sociale, puisqu’ils seront également libres de rechercher et de se procurer toutes les satisfactions. Fourier fait appel au « Chef