Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/321

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Morelly n’avait-il pas dit, parlant des moralistes et des législateurs : « Ces guides, aussi aveugles que ceux qu’ils prétendaient conduire, ont éteint tous les motifs d’affection qui devaient nécessairement faire le lien des forces de l’humanité ! » Et, dans son naturalisme violent, Diderot n’avait-il pas écrit que, pour être le tyran de l’homme, il fallait le civiliser ? « Empoisonnez-le de votre mieux, disait-il, d’une morale contraire à la nature… éternisez la guerre dans la caverne et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous les pieds de l’homme moral. »

Chose curieuse ! Les anarchistes se réclament volontiers de Diderot, le citent fréquemment, connaissent par cœur son Supplément au voyage de Bougainville. Et bien que Fourier soit beaucoup plus proche d’eux par le temps, et aussi par la précision de ses théories morales et sociales, ils n’en font guère cas. Est-ce parce que Fourier, pour justifier les passions, déclare que « Dieu fit bien tout ce qu’il fit » ? Cet axiome, il l’emprunte à Jean-Jacques Rousseau ; mais le déisme de celui-ci est nettement politique, puisqu’il est à la base même de l’État, tandis que, pour Fourier, Dieu n’est qu’un synonyme de la nature. Agir selon sa nature, c’est plaire à Dieu. Puisque Dieu, ou la nature, a mis en nous des passions, c’est pour qu’elles soient satisfaites, et non comprimées. N’est-ce pas là le fondement même de la doctrine anarchiste ?

Mais ce n’est pas seulement en morale que Fourier est un précurseur de l’anarchisme. Son indifférence vis-à-vis des régimes politiques, ses critiques violentes contre la Révolution qui a proclamé les droits de l’homme et lui a concédé « des droits dérisoires de souveraineté en lui déniant son droit réel, celui du minimum, » ses sarcasmes répétés contre le peuple qui croit avoir gagné quelque chose à faire une révolution politique, ce qui le fait s’écrier avec fureur : « Le plaisant souverain qu’un souverain qui meurt de faim ! — tout cela, c’est le fonds où puisera la critique anarchiste et où s’alimentera également la critique socialiste.

L’attraction passionnelle déterminant les hommes à se grouper par affinités pour exécuter, sans autre impératif que leur désir, les tâches propres à leur procurer les satisfactions qu’ils recherchent, sans aucune intervention d’autorité personnelle ou écrite, qu’est-ce, sinon la formule sociale même de l’anarchisme ? Dans son Traité de l’Association domestique et agricole, qu’il publiera en 1822, et dans les livres qui suivront, le Nouveau monde industriel en 1829, la Fausse industrie en 1835, Fourier demeurera fidèle à cette règle de liberté absolue.

Il est d’un individualisme si complet, que non seulement il émancipe la femme, jusque-là vouée malgré elle aux tâches ménagères, mais encore l’enfant, sur lequel le père, ni personne, ne garde autorité ; le fils d’un monarque lui-même, dès l’âge de quatre ans, pouvant assurer sa subsistance par son travail dans le groupe des enfants de son âge. Fourier a remarqué que les enfants n’ont pas les répugnances de l’adulte pour les immondices dans lesquelles ils aiment à se rouler par jeu. En bon utilitaire rationaliste qui n’a lu aucun philosophe, — mais leurs idées sont dans l’air depuis une génération au moins, et chacun les respire, en est imprégné, — il fera du jeu un travail et du travail un jeu.