Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/425

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prochain : « Qu’au lieu de s’abandonner à la tristesse et au découragement, écrivait-il à ce moment, l’homme se réjouisse de sa destinée, et qu’il bénisse la suprême puissance qui la lui a faite ! Qu’il comprenne que la création n’offre d’autre mal que la limitation sans laquelle son existence serait impossible. »

Au moment où les juges frappaient Lamennais, les restes de Napoléon, ramenés de Sainte-Hélène par le prince de Joinville, étaient portés triomphalement aux Invalides, dans l’acclamation universelle d’un peuple qui comparait les gloires du passé aux humiliations du présent, sans vouloir comprendre que ce présent était la rançon du passé. Et qui le lui eût fait comprendre ? Béranger, Thiers, Victor-Hugo, Lamennais, les rédacteurs du National, ceux même de l’Atelier, n’avaient-ils pas à l’envi entretenu la légende ?

Dans son Histoire de huit ans, écrite pourtant avec le recul nécessaire, Elias Regnault n’ose toucher à la légende, de peur de frapper les républicains d’un désaveu. Racontant la translation des cendres, il parle de la « sainte mission » des envoyés de la France chargés de recueillir le « précieux dépôt » ; il respecte la « religion des souvenirs » qui a érigé un culte à « l’auguste exilé », et note avec émotion l’enthousiasme des populations dans le trajet que fit le corps sur la Seine, du Havre à Courbevoie.

Mais il déclare que « ce sentiment d’admiration si vif, si sincère, si unanime, s’adressait moins au fondateur d’une dynastie nouvelle qu’au héros qui avait si bien compris et si bien défendu la dignité nationale ». Le peuple, vraiment, faisait bien de ces distinctions ! Il est vrai que dans ce moment, « parmi les milliers de spectateurs qui saluaient la grande ombre de l’empereur, nul ne donna un souvenir au prince, son neveu, qui, à quelques lieues plus loin, languissait dans une prison ».

Il est non moins vrai qu’en juin de cette année-là, avant de tenter son coup de Boulogne, le prétendant avait essayé en vain d’intéresser les républicains à sa cause, et que Frédéric Degeorge, chargé par le National d’aller à Londres entendre ses ouvertures, avait répondu à son affirmation de l’impossibilité de la république et de la nécessité de l’empire : « Puisqu’il en est ainsi, nous vous recevrons à coups de fusil. »

De son côté, dans la Revue du Progrès, Louis Blanc avait, au même moment, répudié, en ces termes, le bonapartisme dynastique, en réponse à la brochure du prince, les Idées napoléoniennes : « Vous nous proposez ce qui fut l’œuvre de votre oncle, moins la guerre ? Ah ! monsieur, mais c’est le despotisme moins la gloire, c’est le servilisme des cours moins les exaltations de la victoire, ce sont les grands seigneurs tout couverts de broderies moins les soldats tout couverts de cicatrices, ce sont les courtisans sur nos têtes moins l’Europe à nos pieds… »

L’Europe à nos pieds, la gloire, la victoire, voilà ce que rêvait le peuple.