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mobiliser leur propriété sous un petit volume, afin de la soustraire à l’avidité de leurs persécuteurs. Ils se trouvèrent ainsi, à l’aurore de la formation capitaliste, au moment où la propriété mobilière prenait le pas sur la propriété immobilière, tout à point pour profiter de cette évolution. Mais ils n’acquirent point la situation prépondérante que leur attribue Toussenel dans les pays entrés plus tôt que la France dans le système économique nouveau, notamment en Angleterre. Si Toussenel avait vu cela, il aurait gagné le titre de philosophe que lui décerne si généreusement M. Drumont. Il fut du moins un pamphlétaire plein de verve et d’esprit, et les coups qu’il porta aux financiers juifs atteignirent leurs nombreux associés catholiques et protestants.

Parmi les phalanstériens notoires de cette époque, citons encore Jean Journet qui, nous apprend Bourgin, d’après un document inédit, « avait quitté sa pharmacie de Besançon pour évangéliser, les pieds nus et le sac au dos, vendant ses brochures et faisant des prêches sur les pierres-bornes ». Victor Schœlcher eut de la sympathie pour la doctrine, et il écrivait à Considérant :

« Dans quelque coin du monde que l’on aille, si l’on ne trouve pas la Phalange aux mains de tous les hommes occupés d’idées sérieuses, du moins la connaissent-ils et vous demandent-ils ce qu’il advient de l’école phalanstérienne. À de tels signes on peut reconnaître qu’une idée a une valeur et prend racine. Cette compensation du rude labeur de la propagande, elle vous était due. » La Phalange, naturellement, publia ce témoignage du jeune démocrate, déjà célèbre par la campagne qu’il avait entreprise pour la suppression de l’esclavage.

L’Union harmonienne, formée par les dissidents, faisait aussi une grande et fructueuse propagande et avait des correspondants dans presque toutes les grandes villes, bien qu’une partie de leurs coups fussent destinés aux amis de Considérant et surtout à lui : devenu chef de la doctrine, il devait recevoir la meilleure part des horions. Just Muiron s’était d’abord mis à la tête des dissidents, en haine du « monopole parisien », puis était revenu auprès de ses amis de la première heure. Parmi les aménités que les dissidents décrochaient aux orthodoxes, notons l’accusation de « servilisme systématisé ».

Dans leur Almanach social et dans leur journal Le Nouveau Monde, les dissidents accusaient en outre Considérant et ses amis de prendre » une marche trop exclusive », de s’adresser « particulièrement aux privilégiés du jour » et de proclamer que la science sociale n’a rien à attendre des « pauvres et des ignorants ». Ils pensaient « que, tout en tâchant d’attirer à la science les riches et les savants, il ne fallait pas oublier les travailleurs, qui constituent l’immense majorité de la nation ». Aussi Le Nouveau Monde avait-il « pris pour tâche de pénétrer dans les ateliers, afin de faire apprécier aux travailleurs les bienfaits de la science sociale ». Mais, en réalité, les dissidents n’atteignirent pas plus que les orthodoxes les couches profondes du proléta-