Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/480

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promises : mais ne va pas préférer au martyre glorieux d’un apôtre les jouissances et les chaînes dorées des esclaves. »

Déjà quelques années auparavant, à l’époque où il alla travailler à Arbois, une autre tentation l’avait assailli. Il faut dire que ce qui eût séduit tout jeune homme de vingt-trois ans, au cerveau plein de pensées, l’avait d’abord laissé assez froid. Just Muiron, le disciple de Fourier, lui avait offert le poste de rédacteur en chef de l’Impartial, de Besançon. Après d’assez longues hésitations, Proudhon avait accepté, quoi qu’il ait dit le contraire dans le fragment inédit des Mémoires sur ma vie, publié il y a deux ans par la Revue socialiste. Voici, d’ailleurs, à quoi se borna ce premier essai dans la carrière du journalisme :

« Installé dans le cabinet du rédacteur en chef, nous dit Auguste Javel, le nouveau titulaire écrit en quelques heures son premier article de fond. Comment saluait-il les abonnés de l’Impartial ? Comment leur expliquait-il son avènement au timon de l’entreprise ? Quel bagage politique et social exposait-il aux regards curieux de ses concitoyens ?

« Voilà, à mon grand regret, ce qu’on n’a jamais pu savoir, ce qu’on ne saura jamais. Car, ayant appelé le garçon de bureau, Proudhon lui remit l’article en lui disant :

« — André, portez cela à l’imprimerie, puis revenez promptement chercher les faits-divers et les annonces, tout cela sera prêt dans un quart d’heure.

« — Mais, monsieur, vous savez bien que je ne puis pas être de retour ici dans un quart d’heure, ni même dans une heure.

« — Comment cela, André ?

« — L’hôtel de la préfecture est passablement éloigné d’ici. Il faut attendre que M. le préfet ait lu l’article, qu’il y ait mis son vu ; après quoi je pourrai le porter à l’imprimerie, puis… »

« La moitié de cette explication n’était pas encore prononcée, que déjà la prose du rédacteur en chef flambait dans la cheminée.

« Proudhon décrocha son chapeau et sortit en disant à André :

« — Quand ces messieurs viendront, dites-leur ce que vous voyez, et ajoutez que je vais me promener. »

De même que sa pensée maîtresse animait tous ses actes, elle inspirait les premiers essais littéraires de Proudhon. Ses Recherches sur les catégories grammaticales, publiées d’abord sous le titre d’Essais de grammaire générale, prouvent, comme dit Sainte-Beuve, « qu’un Prométhée intellectuel grondait déjà dans la poitrine du disciple de l’abbé Bergier ». Il aperçut le rôle révolutionnaire de l’étude des langues, et l’on sait si l’œuvre de Renan a prouvé chez nous qu’il voyait juste, et eut ce beau mouvement de révolte morale et intellectuelle :

« Quand nous ne devrions jamais assister à une seconde aurore de l’in-