Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/545

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qui tenta, mais en vain, de rentrer dans ses bonnes grâces par l’entremise de sa fille Amélie, reine des Belges.

En somme, dans cet imbroglio des dupeurs dupés, l’Angleterre fut jouée, mais la France ne recueillit aucun bénéfice de l’opération. Entre sa politique de la porte fermée et la politique anglaise de la porte ouverte, l’Espagne, eût-elle eu à sa tête Louis-Philippe en personne, ne pouvait hésiter. Elle devait préférer l’Angleterre libre-échangiste à la France protectionniste, et acheter à bon marché les produits anglais, plutôt que d’être contrainte à payer cher les produits français. Voilà ce que Guizot n’avait pas vu, et qui devait ne laisser à sa manœuvre victorieuse que le piteux résultat d’avoir irrité l’Angleterre sans profit pour la France.

Voici dans quelles conditions l’Autriche, la Russie et la Prusse furent amenées à reviser au profit de l’absolutisme les traités de 1815 et à rayer de la carte d’Europe la ville libre de Cracovie dont l’indépendance avait d’ailleurs été presque totalement annulée à la suite des événements de 1836. Désireux d’en finir avec l’agitation polonaise qui menaçait sa tranquille possession de la Galicie, le gouvernement autrichien opposa une machination scélérate aux conspirations qui se nouaient entre patriotes pour l’indépendance de leur pays. Le sentiment patriotique n’existait guère que dans la noblesse et dans la population des villes. Encore astreint aux corvées pour le compte des seigneurs, qui étaient par surcroît des collecteurs d’impôts, le gouvernement autrichien les ayant chargés des répartitions après avoir fixé la part contributive du district, le peuple des campagnes n’avait pas plus de sentiments communs avec eux que d’intérêts.

Excités par des agents autrichiens qui leur promettaient non seulement l’impunité, mais une prime de dix florins par tête d’insurgé polonais, les paysans se jetèrent sur le premier rassemblement de patriotes qui se forma, et les massacrèrent tous. Ce fut le signal d’horribles tueries dans toute la Galicie. Tout noble était réputé un conspirateur ; les femmes et les enfants eux-mêmes n’étaient pas épargnés. Un bandit, naguère condamné pour le meurtre de sa femme et pour le viol d’une enfant de dix ans, Jacques Zzela, recruta une véritable armée d’égorgeurs et fut le chef de cette jacquerie impériale contre les patriotes polonais.

Pour entraîner les paysans, on leur avait fait espérer que les terres des seigneurs leur seraient partagées. Les agents autrichiens leur ayant fait observer que ces biens iraient aux veuves et aux enfants des nobles, Zzela avait répondu : « Je comprends. Alors il faut tuer les chiennes et les petits chiens. » C’était le moment où l’évêque de Tarnow l’invitait à dîner et buvait avec lui à la santé de l’empereur, ami des paysans. Ce trait est à noter aujourd’hui, où nous voyons l’autocratie russe se défendre par les mêmes abominables moyens, où, récemment, des moudjiks abrutis d’eau-de-vie se jetaient sur les étudiants de Moscou et s’en prenaient à « l’intelligence » des maux qu’un régime d’oppression et de stupidité faisait peser sur eux.