Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/57

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mains, et même pour celui qui ne jouit que d’un revenu égal aux frais de son strict nécessaire, toute charge publique nouvelle correspond à une privation de plus. » Le Globe n’eut point de peine à battre Voyer d’Argenson sur le terrain étroit où il s’était placé.

En somme, la bourgeoisie, appelée au pouvoir par les événements plus que par sa volonté réfléchie, est condamnée à un perpétuel équilibre instable, et l’on ne peut rien comprendre à son attitude au cours des dix-huit premières années de son règne si on la considère comme un bloc homogène. Elle ne forme ce bloc que contre les retours offensifs de la féodalité et les premiers mouvements du prolétariat en formation. Contre la première elle est libérale, voltairienne et patriote. Contre le second elle est autoritaire à l’excès, et son libéralisme économique déguise mal l’unique désir de conserver les positions acquises.

Elle n’aime pas le roi qu’elle s’est donné. « Chez la plupart de ceux qui soutenaient la monarchie nouvelle, dit mélancoliquement M. Thureau-Dangin, le cœur n’était pas assez intéressé. » Ils ne le considèrent que comme « un paratonnerre pour protéger les boutiques. » La haute bourgeoisie gouverne bien les intérêts, elle conduit bien la boutique où elle veut, mais elle n’est pas plus que celle-ci attachée à la monarchie nouvelle ; plus clairvoyante que le commun des possédants, elle s’est résignée à la situation révolutionnaire. Louis Blanc a raison d’observer qu’elle eût préféré « faire capituler Charles X ». C’est d’elle que viendront les efforts pour donner au trône surgi des barricades un caractère de quasi-légitimité. Pour elle, Louis-Philippe ne tire pas son droit de la force populaire et de la sanction législative du 8 août, mais de l’abdication du roi et de la vacance forcée du trône.

Pour la boutique, il n’en est pas ainsi. Elle craint bien de sauter dans l’inconnu républicain et on l’effraie facilement avec les souvenirs de 93 ; elle suit bien aveuglément les directions économiques que lui impriment les chefs de la finance, de l’industrie et du négoce ; elle est bien nettement hostile à toute accession de la plèbe ouvrière au pouvoir économique et politique. Mais elle entend jouir du pouvoir, dont elle s’est emparée à coups de fusil tandis que la haute bourgeoisie attendait pour se prononcer la victoire du plus fort.

La garde nationale est pour elle une occasion de se connaître, un moyen de se constituer à l’état, sinon de classe du moins de catégorie distincte. Il se forme là une démocratie moyenne, discuteuse, frondeuse et turbulente, d’où le peuple est exclu et où la haute bourgeoisie est noyée dans la masse. Elle n’accepte donc pas Louis-Philippe parce qu’il est un Bourbon, mais en dépit de cette origine, dont le sang de juillet vient de le laver. L’anecdote suivante, rapportée par M. Thureau-Dangin, peint très exactement cet état d’esprit.

« Lors des illuminations du 28 juillet 1831, dit-il, un Parisien avait mis à sa fenêtre son propre portrait et celui du Roi, avec ce distique écrit sur un transparent :


Il n’est point de distance entre Philippe et moi ;
Il est roi-citoyen, je suis citoyen-roi. »