Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/588

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nobiliaires, dans la nuit d’un ou deux siècles. Cette puissance n’avait donc pas comme l’autre les apparences de l’éternité dans le passé, si favorables aux croyances d’éternité dans l’avenir. Jamais le serf, sur la glèbe du seigneur, n’avait été incité à discuter les titres du seigneur comme l’était l’ouvrier enfermé entre les murs neufs de la manufacture ou de l’usine. Le premier ne savait comment s’était formé le pouvoir féodal, le second voyait se former sous ses yeux le pouvoir capitaliste. La terre, Dieu avait pu la donner dès l’origine aux maîtres. Mais les métaux, les tissus, les poteries, les métiers, les machines, tout cela était créé par les mains de l’ouvrier. Ouvrier, le mineur qui extrayait le fer et la houille, ouvrier, le portefaix du port qui déchargeait les balles de laine et de coton, ouvriers, le maçon et le charpentier qui construisaient l’usine. Tout apparaît alors dans sa réalité ; rien ne masque plus la fonction éminente du travail dans la satisfaction des besoins humains, rien non plus l’odieuse iniquité du partage inégal des produits entre ceux qui dirigent le travail et ceux qui l’exécutent.

Les sophismes de ses économistes étaient, pour la bourgeoisie, une protection insuffisante contre une revendication que suscitent et expriment dans cette période les Fourier, les Cabet, les Proudhon, les Blanqui, les Louis Blanc et les Pecqueur. À mesure que cette revendication grandissait, la bourgeoisie, qui avait fait du pouvoir politique l’instrument de sa domination économique et sociale, accentuait son intime contradiction et devenait plus conservatrice dans un temps où tout se développait dans le sens de la liberté. La science, la littérature et l’art refusaient de se laisser mutiler et asservir par elle. Il ne lui restait que l’Église, puissance conservatrice par définition. Mais si l’Église acceptait bien de protéger la bourgeoisie, c’était à la condition qu’on lui laissât prendre ce que Charles X lui-même lui avait refusé. Et si la finance acceptait bien d’aller jusque-là, la boutique ne le pouvait plus sans risquer de perdre la part de pouvoir politique, son instrument de défense contre la finance autant que contre le prolétariat, que lui avait donnée la révolution de Juillet.

L’Église ramenait avec elle au pouvoir la classe fidèle des nobles, des propriétaires terriens, éternels émigrés de tout progrès et de tout développement de civilisation. La boutique résista, se cabra, et appela le peuple à la libérer de ce péril, comptant bien, comme en 1830, l’écarter du pouvoir après l’avoir libéralement payé de promesses.

En somme, la révolution de 1848 n’est que l’achèvement de celle de 1830. Du moment que celle-ci n’avait pas été évitée, celle-là devenait inévitable. Le verrou tiré sur la révolution par Casimir-Perier avait été fixé par Guizot. Et si la bourgeoisie est responsable de son propre effondrement politique, elle n’en est pas seule responsable. La faute initiale remonte à la classe des propriétaires terriens, si profondément inférieurs à leurs congénères anglais. Tandis que ceux-ci, dans la période de croissance politique de la bourgeoisie industrielle, contraignaient les nouveaux féodaux à ne pas appliquer à la lettre leur sinistre programme d’exploitation intensive de la classe ouvrière et contribuaient avec elle