Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/76

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famille que grâce aux secours privés et publics. Dans quelle proportion sont, au regard des huit millions d’ouvriers industriels et agricoles, ceux qui doivent recourir à la charité ? Voilà qui est difficile à établir.

Les écrivains conservateurs ont trop intérêt à en exagérer le nombre, afin de fortifier leur polémique contre le régime industriel, pour qu’on les croie sur leur affirmation. Benoiston de Châteauneuf compte en France cinq millions d’indigents, et un rédacteur du Courrier de l’Europe élève ce chiffre à dix millions. Le baron de Morogues, qui avoue ses préférences pour le régime agricole, mais se défend avec énergie d’être un féodal, estime que le chiffre des indigents s’élève à deux millions environ. Villeneuve-Bargemont l’évalue à un million et demi ; 767.245 pour les villes et 819.195 pour les villes. Buret, de son côté, ne trouve que 1.120.961 indigents inscrits.

J’estime pour ma part ces derniers chiffres un peu faibles. Dominé par son préjugé contre l’industrie et son amour du bon vieux temps et de la douce vie rurale, Villeneuve-Bargemont n’a pas aperçu que le nombre des indigents réels, sinon officiels, devait être beaucoup plus considérable dans les campagnes qu’il ne le dit. Autrement, on ne s’expliquerait pas l’exode continu des campagnes vers les villes, au fur et à mesure du développement de l’industrie. Ces tissages et ces filatures dont nous venons d’indiquer les salaires ne sont pas peuplés d’ouvriers des villes, mais de prolétaires agricoles chassés par la faim.

D’un tableau dressé par le statisticien Balbi en 1830, il résulte que sept millions et demi de Français n’ont à dépenser que 25 centimes par jour, sept millions et demi trente-trois centimes, sept millions et demi quarante et un centimes, et trois millions cinquante-cinq centimes. Soit vingt-six millions d’être humains, sur trente et un, condamnés à se suffire avec un revenu de cinq à onze sous par jour. Ces chiffres, dit Pecqueur, qui les reproduit en 1839, « personne jusqu’à présent n’a pu en contester les bases ».

Pour nous en tenir à la misère industrielle, qui fait d’ailleurs supposer amplement ce qu’est la misère agricole, puisqu’on fuit celle-ci pour tomber dans celle-là, nous constatons qu’à la veille des journées de juillet le département du Nord, dont la population est d’un peu moins d’un million d’habitants, compte, au dire du baron de Morogues, 150.000 indigents dont 8.000 mendient leur pain. Pecqueur élève ce chiffre à 220.000.

Dans son enquête, Villermé parle d’un filateur de Rouen qui « a trouvé en 1831 que, sur cent ouvriers supposés continuellement employés dans sa filature de coton, soixante et un, c’est-à-dire les deux tiers, ne gagnaient pas assez pour se procurer le strict nécessaire. » Et ce strict nécessaire, Villermé l’évalue de 70 à 95 centimes par jour, pour la nourriture d’un ouvrier, « alors qu’il vit forcément avec trois ou quatre sous de pain et trois ou quatre sous de pommes de terre. »

Villeneuve-Bargemont affirme que le nombre des indigents à Paris atteint le septième de la population totale. Mais on ne peut accepter son évaluation que sous les plus expresses réserves. Il tend en effet à prouver que la révolution de juillet