Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/86

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étaient fabricants pour devenir riches, et non pour se montrer philanthropes. »

Bien plus ! des « personnes dignes de foi » ont « entendu des chefs de maisons, et surtout de maisons récentes et encore mal affermies, avouer que, loin de vouloir donner à la classe ouvrière de bonnes habitudes, ils faisaient des vœux au contraire pour que l’ivrognerie et la mauvaise conduite s’étendissent à tous les individus qui la composent : de cette manière aucun d’eux ne pourrait sortir de sa condition, aucun ne pourrait s’élever au rang de fabricant, ni par conséquent leur faire concurrence ». Et Villermé ajoute avec indignation : « Enfin, n’ai-je pas moi-même entendu un pareil langage sortir de la bouche d’anciens ouvriers devenus fabricants ! »

De quel front, après de semblables aveux, les patrons oseront-ils se plaindre du manque de conscience professionnelle des ouvriers et « du peu de soin que ceux-ci apportent à la confection de l’ouvrage qu’on leur donne à faire ? » Ils l’osent, cependant, et l’enquêteur enregistre la réponse des ouvriers. « Quand nos pièces sont mal tissées, lui disent-ils, on sait nous le dire et nous faire une retenue sur le prix de façon. Mais si nous nous appliquons à les bien confectionner, si nous les remettons sans un défaut, on ne nous donne rien de plus. »

Les vices de la classe ouvrière ne nuisent finalement qu’à elle-même, et, on l’a vu, parfois les patrons spéculent sur eux. D’où l’indifférence. Les lecteurs ouvriers pour qui cette histoire est écrite sauront y trouver l’enseignement qui se dégage des faits que j’ai exposés avec une profonde tristesse. Les temps dont je parle sont assez loin de nous ; mais il est encore dans notre pays des milieux industriels qui n’en sont pas aussi éloignés qu’on se plait à le croire.

Et il est si vrai que cette démoralisation ajoute aux misères matérielles des travailleurs sans atteindre les maîtres, qu’en dépit des polémiques passionnées des écrivains féodaux contre le régime industriel et des statistiques qu’ils échafaudent pour établir que la criminalité est plus grande dans les régions manufacturières que dans les régions agricoles, Villeneuve-Bargemont lui-même est forcé « de reconnaître que si la portion indigente de la population flamande a des vices qui contribuent à la plonger et à la perpétuer dans ce hideux état d’abjection et de misère, la douceur, ou si l’on veut, le défaut d’énergie de caractère des indigents les préserve en général d’excès nuisibles à la société ».

Dans son Essai sur la statistique morale de la France (1830-1838), Guerry constate que la proportion des accusés illettrés baisse à mesure que les enfants fréquentent davantage les écoles. Mais, au moins pour cette courte période, la proportion des illettrés diminue moins rapidement dans la population criminelle ; que dans le reste de la population. Et, nous l’avons vu plus haut, le chiffre des illettrés est beaucoup plus considérable dans la population agricole, même aisée, que dans la population industrielle, même misérable. C’est donc à la misère et à l’inculture, tant rurale qu’industrielle, qu’il faut attribuer la criminalité.

Mme de Staël disait que tout l’ordre social est fondé sur la patience des classes laborieuses. Nous venons de voir sur quel fonds de misère matérielle et morale