Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/89

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nal comme les royalistes l’ont introduit dans la patrie, il ajoute avec une ironique fureur nationaliste, dont nous entendrons tant de fois les échos même au seuil du siècle suivant :

« En échange de nos trésors et de nos armes, l’un nous aura laissé l’immortel Kant, l’autre le divin Byron, le très divin Scott, l’autre Calderon, l’autre Swedenborg. Les doctrines anti françaises que M. le prince de Metternich avait dictées à MM. Schlegel, et Kotzebüe passèrent le Rhin avec les Cosaques et les Baskirs. Quelques traîtres et un grand nombre de dupes se sont empressés de les propager. » Et sans doute, en sa qualité de chef, Victor Hugo devait être des premiers plutôt que des seconds. « Pour avoir une littérature nationale, reprend le journaliste libéral, il nous faut renoncer à la littérature française, et adopter au plus vite la littérature des Anglais, ou si l’on veut, des Allemands, car il y avait aussi des Prussiens à Waterloo. Pour plaire à certains génies élevés, parmi les réjouissances de l’invasion et les Te Deum des défaites, nos peintres ne sauraient trop promptement se persuader que, par la vertu de Waterloo, il s’est trouvé un beau jour une école de peinture sur les rivages de la Tamise. Brûlons Montesquieu, Racine et David ! Vivent Bentham, Schiller et Lawrence ! »

L’extrême gauche du libéralisme en travail de révolution est-elle plus équitable ? Pas plus que les libéraux purs, les républicains, les révolutionnaires ne croient à la sincérité du poète qui, à vingt ans, chanta la naissance du duc de Bordeaux. Ils ne veulent voir, eux aussi, dans le romantisme qu’une des formes de l’abaissement national devant les monarques coalisés et qu’un regret des prétendues mœurs patriarcales et chevaleresques de la féodalité abolie. Nous avons vu plus haut que, dans l’Enfermé, Gustave Geffroy, tout en montrant un dédain trop peu historique pour le romantisme, a exprimé avec précision les sentiments de l’unanimité des républicains de l’époque.

La révolution littéraire n’était pas pure des reproches que lui adressaient les partisans de la révolution politique et il est certain que son lyrisme s’était d’abord complu à l’exaltation des idées mortes et son pittoresque à l’admiration des vieilles cathédrales. Chateaubriand allait vers l’avenir les regards tournés vers le passé ; il drapait des magies de son style les cadavres religieux et monarchiques un instant doués d’une apparence de vie. Bien souvent la magnificence du verbe, le clinquant des épithètes, l’harmonie sonore de la phrase avaient abrité la misère d’une pensée effarée des austères et âpres réalités du présent. Des pages, des châtelaines, des donjons et des abbayes, des fantômes et des saints, exhumaient en beauté, du moins en pittoresque, le sombre et dolent moyen âge.

D’autre part, la révolution de 1789 se croyait née de la pensée grecque et romaine. Et ce n’était pas absolument une erreur. L’antiquité classique, ressuscitée par la Renaissance et adaptée au génie français par les écrivains du XVIIIe siècle, nous constituait une tradition d’ordre, de liberté, de clarté qui portait nos aînés à oublier, à noyer dans un océan de ténèbres et de barbarie les mille années d’oppression religieuse et féodale, et à ne vouloir compter ce cycle que comme une éclipse