Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/91

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Le « très divin Walter Scott », si lourdement raillé par le rédacteur de la Tribune, influence alors fortement toute la jeune littérature, et c’est sous cette inspiration, parfaitement visible, que Victor Hugo adolescent écrit son premier roman, Han d’Islande. Mais n’y a-t-il qu’une âme féodale et religieuse dans l’œuvre du grand romancier anglais ? N’est-ce pas à juste titre que, notant après d’autres que Walter Scott introduit la foule comme personnage dans ses romans, M. Louis Gazamian, dans le Roman social en Angleterre, fait de lui un précurseur du socialisme féodal ? Féodalisme social, soit, mais non socialisme. Les imitateurs français, dans leurs cénacles, s’amuseront un instant du bric-à-brac féodal. Mais dès qu’ils prendront l’air du dehors, toutes ces vieilleries disparaîtront. Car le sens des foules survivra en eux, et ils sauront le mettre en valeur. Le peuple, qui a conquis sa place dans l’histoire, par eux se la fera dans l’art et la littérature, et on osera mettre sur le théâtre les souffrances et les joies des petites gens. Ici encore, avec Lesage, avec Diderot, avec Beaumarchais, les Français auront été des précurseurs, des initiateurs. « Aujourd’hui, dit Sainte-Beuve en 1830, l’art est désormais sur le pied commun, dans l’arène avec tous, côte à côte avec l’infatigable humanité. » Et, ajoute-t-il, « il y a place pour sa royauté, même au sein des nations républicaines ».

Tandis que dans la littérature le romantisme renouvelait et enrichissait la langue, créait des formes nouvelles, agrandissait son cadre et l’emplissait de pensées neuves, se retrempait dans la nature et donnait un rôle aux éléments, exprimait le peuple et s’adressait à lui, nous faisait communier avec Dante, Milton et Gœthe, il créait un courant de liberté dont toutes les formes de l’art et de la pensée tiraient le plus heureux profit : l’histoire, avec Michelet et Augustin Thierry, la peinture avec Géricault et Delacroix, la musique avec Berlioz et Félicien David. Dans ce domaine, la Révolution française, écrasée par l’Empire, étouffée par la Restauration, éclatait enfin en une magnifique floraison. Musset chantait ses Contes d’Espagne et d’Italie, Lamartine ses Méditations, Alexandre Dumas, allant au peuple, faisait de l’histoire un roman amusant d’où sortait un enseignement de liberté. Balzac songeait à créer la Comédie humaine. Ce fut une grande et belle révolution, une fête de l’esprit enfin délivré, ivre de sa liberté, mais d’une ivresse adorable même en ses excès.

Point de rénovation politique, intellectuelle et esthétique qui n’ait pour conséquence, ou plutôt qui ne voie se produire parallèlement, une rénovation philosophique et morale, sous l’impulsion commune des mêmes causes générales. Une paix de quinze ans succédant à une guerre de vingt ans, un développement industriel et commercial sans analogue dans l’histoire économique, les essais de compression intellectuelle et politique d’un pouvoir dont la force fut d’abord et surtout faite de la lassitude d’un peuple épuisé par la guerre et énervé par le despotisme napoléonien, firent germer la floraison d’idées et de sentiments qu’on vit s’épanouir au soleil de messidor.

Tandis qu’une élite littéraire enfermée dans le cénacle refusait d’en sortir avant d’avoir, selon l’expression de Sainte-Beuve, donné à l’art « une conscience