Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/107

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oreille distraite les arguments des débatteurs, rêvaient à l’action nécessaire, et, dédaignant « les cartouches philosophiques », souhaitaient « d’apprendre à faire des cartouches » ?…

En attendant, les professeurs de Massin, de Favart, de Sainte-Barbe, de ces institutions libres laïques, donnaient à un nombre, chaque année plus grand, de jeunes gens, le désir de lutter pour la République. L’Université avait été brutalement, systématiquement frappée depuis 1850 ; au moment du Coup d’État, nombreux avaient été les professeurs républicains qui avaient été destitués ou forcés à démissionner pour refus de serment. La jeunesse ne l’ignorait point. C’était vers ces hommes qu’elle se tournait spontanément. « On savait ce qu’ils avaient abandonné ; on savait ce qu’ils avaient accepté plutôt que d’incliner la fierté de leur caractère… On n’entendait jamais tomber de leur bouche une plainte sur ce qu’ils avaient sacrifié ou sur ce qu’ils souffraient maintenant ». Parmi eux, il faut citer Vacherot, Barni, les deux philosophes collaborateurs de la Revue de Paris, Eugène Despois. l’historien, le démocrate au cœur ardent et pur, Assolant, Frédéric Morin, Boutteville. Par leur enseignement, par des conférences, inoubliées de tous leurs auditeurs, ils « refirent les âmes de la jeunesse fortes et viriles comme les leurs ». Ils firent des études classiques ou de la philosophie un enseignement de liberté. Au jour le jour, aussi, dans des réunions intimes avec leurs élèves, ils ne dédaignèrent point la petite guerre efficace des bons mots ou des remarques amusantes : toutes les petites roueries jésuitiques, les oublis de strophes inquiétantes dans les morceaux choisis, les tripatouillages de textes, les fausses citations par loyalisme ou par piété, étaient par eux dénoncés. Mais, à d’autres heures, surtout au retour des vacances, ils disaient leurs récentes rencontres avec les proscrits illustres ou lisaient les vers vengeurs, les pamphlets rapportés en fraude.

Ainsi se formait pour la République une jeunesse bourgeoise, ou si l’on veut, une jeunesse intellectuelle. Et les maîtres constataient avec joie la poussée de cette nouvelle génération. « Rarement, disait Frédéric Morin, les mauvais ont été pires qu’aujourd’hui : mais jamais les bons et les généreux n’ont été meilleurs… Tout ce qui n’est pas absorbé par les grossiers plaisirs ou les calculs plus grossiers encore a la même pensée, les mêmes vues, les mêmes désirs ». Les petits journaux littéraires, a demi-politiques, se multipliaient, à Paris ou en province, tous éphémères mais utiles. Et les boucans faits au cours des professeurs impérialistes, de Sainte-Beuve ou de Nisard, accusé, celui-là, d’avoir admis « deux morales », indiquaient à ces Messieurs que ce n’était point à eux que revenait l’influence, l’autorité morale sur la jeunesse des Écoles.

Mais ce n’étaient ni les journaux, trop coûteux, ni les revues, ni les conférences, ni les conversations de salons qui pouvaient permettre aux prolétaires républicains de se rencontrer, de se sentir les coudes, de ranimer leurs souvenirs ou d’entretenir leurs espérances. Dans les grandes villes, dans les