Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/16

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quand le gouvernement vient de défier la Chambre, les militants regrettent que la « journée » du 26 octobre (869, soit manquée. Mais on évite « l’émeute partielle » par souci des forces qu’il faut ménager pour la révolution intégrale ; et le 12 lévrier 1870, quand Roochefort revient des funérailles de Victoir Noir à la tête de 200 000 hommes, et, qu’au moment décisif, il évite la rencontre avec les troupes massées pour la fusillade, Varlin en personne l’approuve de ne pas avoir envoyé au massacre les meilleurs soldats de la Révolution (p. 375).

La méthode inventée par le nouveau socialisme a été triple : économique, politique et militaire. Mais dans le triple domaine de l’économie, de la politique intérieure et de la politique extérieure, elle s’inspire d’un sentiment de classe strict, et justifié dans son fanatisme en ce qu’il se sait dépositaire des seules garanties dont dispose l’émancipation européenne. Cette méthode consiste en une tactique trois fois antithétique : 1o Économiquement, c’est la grève générale, et sa contrepartie, l’organisation des multitudes, leur intervention massive dans la défense de leurs intérêts propres, le nouveau syndicalisme ; 2o Politiquement, c’est selon les moments, l’abstention en masse, quand il s’agit d’éviter les compromissions politiques avec un républicanisme bourgeois, inefficace en lui-même, et déjà corrompu dans ses procédés électoraux ; puis aussitôt après, c’est la manifestation en masse sur une candidature ouvrière ; 3o au point de vue de l’action extérieure, c’est la grève des peuples contre la guerre, mais comme contre-partie, la levée en masse, quand il s’agit de sauver la liberté d’un danger qui peut venir du dehors.

Cette méthode n’a pas été établie selon une formule doctrinale et préconçue. Elle a été imposée fragmentairement par les faits à des praticiens très soucieux de la possibilité d’aboutir, et tous d’ailleurs ne l’ont pas adoptée dans son intégrité. Je ne crois pas exagérer en disant que jamais l’étude de cette constitution tâtonnante du nouveau socialisme expérimental n’a été poussée aussi loin que chez Albert Thomas. Son expérience du syndicalisme l’avertissait. Des documents connus ou inconnus, mais négligés, sont apparus, grâce à lui, avec leur sens véritable, qui montre, entre 1860 et 1870, une classe ouvrière entièrement renouvelée dans son éducation profonde par les nécessités d’une « lutte de classes », menée désormais avec une intelligence très dégagée d’humanitarisme vague. Les théoriciens nouveaux qui ont surpris ce « secret du peuple de Paris » ou plutôt de la classe ouvrière tout entière, Corbon, Compagnon, Vinçard, ne sont arrivés que de nos jours à la notoriété qui leur est due. Albert Thomas en a dégagé tout ce qu’ils nous apprennent sur le sentiment de classe qui, dès 1860, a régénéré le moral de la population ouvrière. Il utilise les observateurs bourgeois, tels qu’Audiganne, dont les conclusions clairvoyantes vont dans le même sens. Les procureurs généraux, là encore, lui fournissent des arguments. Il fait voir comment les sociétés de secours mutuels, en un temps où toute espèce de droit d’association et de coalition est aboli, assument le rôle des syndicats absents (p. 188-190). Le contact avec les trade-unionistes anglais, en 1863, qui fut l’origine de l’Internationale, fortifie encore le sentiment de la solidarité ouvrière. Les grèves successives soutenues dans cet esprit ont conduit d’abord, en 1864, à l’abrogation de la loi sur les coalitions. Puis, de lui-même en 1869 le mouvement ouvrier ramène à l’idée, un instant aperçue par Émile de Girardin, de la grève générale (p. 358).

Le théoricien de l’action politique fut Proudhon surtout. Il nous manque certainement sur ce riche, sur cet instable, mais inventif esprit, le livre qui lui rendra justice. Mais il ressort des déductions d’Albert Thomas, en dépit de ses réserves,