Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/172

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rien de pratique alors, si elle allait contre tout le mouvement d’opinion du parti républicain, elle avait vraiment de quoi séduire des esprits généreux et indépendants. Loin d’être bizarre et contradictoire, elle était d’une éclatante continuité.

Cette politique procède tout entière de la confiance dans le suffrage universel ; elle fait appel à ce qu’il y a de meilleur et de plus vigoureux dans la masse de la nation. En mars 1852, alors que la majorité des républicains était abstentionniste, Proudhon voulait qu’on votât. La République, au moins de nom, existait encore ; entrer au Corps Législatif « c’était protester d’avance contre le plébiscite qui devait être rendu le 21 novembre de la même année, et par lequel Louis-Napoléon fut élevé à la dignité impériale » (Démocrates assermentés, p. 3). C’était surtout, comme Proudhon le tentait alors, faire l’impossible pour empêcher le gouvernement bonapartiste de glisser au catholicisme et à la réaction sociale. Et c’est là le trait caractéristique de toute la politique proudhonienne à l’égard du second Empire : par l’élection de 1852, par l’abstention en 1863, constamment, elle tendit à agir sur le pouvoir, à l’influencer du dehors, à lui arracher le plus possible avec le minimum de concessions.

« L’abstention est toujours stérile, proclamaient les républicains désireux de voter. L’expérience la condamne. Qui s’abstient, s’annule » — et Proudhon répondait : « Tout cela est de la dernière fausseté… Il y a des cas où l’abstention n’est pas condamnable, où elle est obligatoire ; et l’expérience prouve que, dans ce cas, celui qui s’abstient, ne s’annule pas ; il commande ».

Qu’est-ce à dire, et que voulait donc le grand socialiste ? Certainement, il se disait qu’au milieu des embarras où l’Empereur se débattait, et sur la voie où l’avaient engagé les décrets de novembre 1860, il n’y avait pas de meilleur moyen de hâter le progrès qu’une grande, une colossale « manifestation pacifique ». Il sentait le réveil de toutes les âmes républicaines ; et il se demandait si pratiquement, immédiatement, une abstention en masse n’influerait pas plus fortement sur la volonté impériale que l’élection de vingt-cinq ou trente députés d’opposition.

Surtout ce penseur, si peu indifférent aux formes politiques qu’il souhaitait au contraire un renouveau complet de la vie politique, ce démocrate profond, convaincu que « rien ne subsiste que ce que la démocratie soutient, soit volontairement et d’intention, soit même par mégarde, accident ou erreur » (p. 67), songeait à l’effet moral d’une telle abstention de masses, à la leçon politique qu’elle donnerait au peuple. Elle lui apprendrait, en effet, ce que devait être, ce qu’était, en son fond, le suffrage universel ; elle lui apprendrait toutes les libertés fondamentales qui en garantissent l’existence ; elle lui ferait sentir comment le suffrage universel est à lui seul la Révolution. Et lorsqu’on songe aux habitudes, aux mœurs parlementaires que le second Empire a transmis à la Troisième République, on peut, sincèrement, se demander si ce n’était pas le penseur socialiste qui avait raison. Ce contre