Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/181

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Dôle, à Poligny ; on y lisait les brochures du maître, les lettres adressées de Nauvoo par des amis, et l’on ouvrait des souscriptions pour la colonie communiste. A Marseille, le procureur signalait également un groupement icarien de 30 à 40 membres. Mais a la plupart d’entre eux, disait-il, faisaient remonter à 1847 et à 1848, leur initiation aux doctrines de Cabet » et le fonctionnaire impérial notait que dans son ressort « les populations seraient plutôt disposées à suivre toute doctrine qui aurait pour but immédiat et direct de prendre le bien d’autrui, qu’à s’associer aux théories vagues des utopistes de l’école icarienne, qui tendent indirectement au même but, par la voie de l’association et d’un communisme pratique plus ou moins régulièrement organisé ». (BB 30/416) En d’autres termes (car il faut toujours traduire les textes des procureurs), ce n’était point, en reprenant les formules des vieilles écoles, que les populations ouvrières songeaient à exprimer leur revendication.

Mais, si les écoles et leurs querelles avaient lassé le prolétariat, elles ne lui en avaient pas moins légué tout un patrimoine d’idées et d’aspirations, qu’il ne voulait point laisser perdre.

Beaucoup de prolétaires continuaient de lire, non point exclusivement les livres d’un maître, d’un prophète, mais toutes les brochures de propagande ou de circonstance pieusement conservées depuis 1848.

« Les livres politiques ou philosophiques publiés en 1848, écrivait le procureur de Lyon, conservés soigneusement dans certaines familles, maintiennent les traditions égalitaires et contribuent à faire durer leurs espérances mauvaises… Les élucubrations des hommes de 1848 répandent les idées socialistes dans les masses et y conservent sous la cendre le feu des révolutions » (17 juillet 1856, BB 30/379).

Les vieux aussi, étaient là pour raconter leurs luttes, leurs efforts déçus : et ils transmettaient à leurs fils tout cet ensemble d’idées vagues et spontanément choisies qui constitue une tradition. De l’incroyable mouvement d’idées qui les avait entraînés de février à juin, ils avaient retenu que la République devait être « démocratique et sociale ». Et ils avaient retenu aussi la formule de quelques-unes de ces réformes nécessaires, urgentes, par où la République « démocratique et sociale » devait manifester un jour son existence. De 1852 à 1863, c’est pour avoir acclamé cette « République démocratique et sociale », que les militants ouvriers furent sans cesse arrêtés. Pour eux comme pour les révolutionnaires parisiens de 1834, de 1839 ou de février 48, il n’était point de République sans transformation sociale.

De nombreux documents judiciaires l’attestent. Si, dans les cerveaux ouvriers, la pensée socialiste est alors bien vague, bien confuse, elle persiste néanmoins ; et les idées générales, communes à tous les systèmes, plus ou moins déformées, plus ou moins grossies, demeurent cependant frappées sur les mémoires.

Les ouvriers — c’est la règle générale, celle qu’on observe pendant tout