Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/242

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Ils s’étaient abstenus en 1863 « de poser le problème du paupérisme ». Cette fois, ils le posaient. Ils déclaraient que le prolétariat, ou le salariat, est la plaie des sociétés modernes, comme l’esclavage et le servage avaient été la plaie de l’antiquité et du Moyen-Age ; et ils concluaient naturellement à sa suppression. Héritiers de 1848, ils déclaraient que « droit politique égal implique nécessairement un égal droit social », et, franchissant encore un degré, ils affirmaient que l’égalité inscrite dans la loi ne suffit pas, qu’il faut la réaliser dans les faits. Ils parlaient enfin, dans une formule vague, mais qui en disait long, de ces institutions libres qu’ils réclamaient, et qui « devaient faciliter la transition entre la vieille société, fondée sur le salariat, et la société future qui sera fondée sur le droit commun ». Le manifeste proclamait enfin comme nécessaire, ce qui est le but même du socialisme : la suppression du salariat.

Mais comme ils ne connaissaient guère que leur milieu parisien, comme ils ne faisaient que pressentir « l’aristocratie financière qui se constituait à la faveur de la liberté commerciale », les Soixante gardaient l’illusion que l’égalité politique, engendrant une véritable égalité législative, leur suffirait à réaliser l’égalité sociale. Sans doute, ils parlaient de conciliation avec le patronat, d’accord réel des intérêts, mais ils en parlaient, en hommes, tout confiants dans la force de leur classe, en hommes certains, que si cette force pouvait se déployer librement, ils réduiraient à n’être que des égaux, les patrons, les capitalistes. Ils étaient convaincus que leur action syndicale, libérée de toutes entraves, suffirait à les rendre socialement égaux. Et c’était là ce qu’ils entendaient, lorsqu’ils disaient dans leurs formules, que la liberté de travail, pourrait servir de contre-poids à la liberté commerciale. Ils devaient apprendre bientôt, hélas ! que l’émancipation ouvrière n’était point chose si facile. Ils devaient apprendre surtout qu’en dépit même de leurs caractères d’opposants, la bourgeoisie démocratique elle-même s’épouvanterait de leur effort.

Ils connaissaient déjà assez les libéraux de l’Empire pour redouter des leur part une opposition sournoise. On remarquera avec quel soin ils leur déclaraient qu’ils acceptaient leur programme général, avec quelle insistance ils leur rappelaient que c’était aux masses ouvrières qu’ils devaient leurs succès de juin ; et c’est avec une expérience historique bien avertie, qu’eux, prolétaires, ils rappelaient à ces bourgeois « que, sans le concours du peuple, ils n’obtiendraient ou ne conserveraient que difficilement ces droits, ces libertés, qui sont l’essence même d’une société démocratique ». Sages et fortes paroles ! Mais, comme ils le pressentaient, les candidats ouvriers et leurs amis « allaient être forcés de poursuivre isolément le triomphe de leurs doctrines. »

Il importe de connaître les pionniers de l’idée.

Les soixante s’appelaient : Aubert (Jean), mécanicien ; Baraguet, typographe ; Bouyer, maçon ; Cohadon, maçon ; Coûtant, typographe ; Carrat,