Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/288

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au choc des idées : la fusillade retentit, et un million de machines humaines, laborieuses et pacifiques, courbées naguère sous le poids d’un travail dévorant et mal rétribué, vont se précipiter les unes sur les autres pour exécuter l’arrêt de la fatalité !

Oh ! puissent ces soldats, hier encore citoyens et compagnons de nos labeurs et de nos études, sentir s’éveiller en eux ces sentiments d’égalité, de dignité, de solidarité, qui faisaient la base de nos relations ; puissent-ils, pendant qu’il en est temps encore, se souvenir de la devise inscrite sur le drapeau de l’Association internationale : Travail ! Solidarité ! Justice !

El les travailleurs échappant pour cette fois encore à la domination des aristocraties intéressées aux luttes entre peuples, aborderont enfin en ce Congrès ouvrier, sur lequel reposent en ce moment toutes les espérances, ces graves questions que la guerre, avec ses hideuses pratiques, est impuissante à résoudre ».

Pratiquement, enfin, les ouvriers de l’Internationale résumaient leur attitude vis-à-vis de la guerre dans la petite note officielle suivante, que publiait le Courrier du 29 juillet :

« Au sujet de la guerre actuelle, le conseil central de l’Association, considérant que la présente guerre qui ensanglante le continent intéresse seulement les gouvernements, conseille aux ouvriers de rester neutres, et de s’associer dans le but d’acquérir de la force par l’unité et d’employer cette force, ainsi conquise, à leur émancipation sociale et politique. »

Mais il ne faudrait point croire que cette attitude d’abstention ou cette hostilité systématique à toute guerre empêchât les socialistes de 1866 de juger nettement de la situation européenne. On peut même dire que seuls encore ils eurent la vue nette de ce qui était l’intérêt commun de la France et de la démocratie européenne. Dans un article vigoureux de la Rive Gauche, dès le 6 mai 1866, Fontaine prenait acte des applaudissements donnés par la majorité au discours de Thiers. « Elle a montré, disait-il, qu’elle accusait comme nous son gouvernement d’avoir encouragé la Prusse, excité l’Italie, poussé à la conflagration générale, pendant qu’il parlait de paix et de neutralité ». Partant de principes diamétralement opposés à ceux de Thiers, les rédacteurs du Courrier Français et de la Rive Gauche aboutissaient aux mêmes conclusions : ils montraient le danger que_constituait la création sur les frontières françaises de puissants États centralisés ; mais, dépassant la critique de Thiers, ils montraient que le maintien d’un équilibre factice ne garantirait pas à l’Europe la paix qu’elle souhaitait. Ils s’accordaient avec Thiers pour repousser le système absurde des compensations, des pourboires. Mais ils ne croyaient pas à l’efficacité de ces alliances entre gouvernements que tel ou tel intérêt pouvait détruire d’un jour à l’autre. Ils dénonçaient toutes les violations du droit commises par M. de Bismarck, sa brutalité à l’égard des petites principautés allemandes ; et ils signalaient déjà la Prusse, devenant à la place de la Russie la grande puissance réactionnaire de l’Europe. Vermorel