Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/317

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

guerre de la bataille ouvrière, et qu’on retrouvait d’article en article, dé manifeste en manifeste, simplement enrichies et mieux nuancées, ont presque entièrement disparu. C’est la théorie proudhonienne dans son abstraction logique qui inspire tout le Mémoire. Les militants parisiens ont adopté, ils ont pris à leur compte le livre fait pour eux par le vieux maître, cette Capacité des classes ouvrières où Proudhon avait tenté de leur définir leur idée. Ils se considèrent comme les héritiers et les avocats de sa doctrine. Mais cette doctrine s’élève désormais comme une barrière entre eux et l’expérience. Le Mémoire révèle déjà comme une déviation de la pensée primitive de l’Internationale. Les rédacteurs tendent à oublier la lutte ouvrière quotidienne. Ils ne se contentent plus de faire appel à la prudence et à la modération dans les grèves nécessaires. Ils condamnent les grèves comme une lutte néfaste. Et l’organisation syndicale, l’organisation de lutte de la classe ouvrière semble avoir disparu de leurs préoccupations. C’est précisément là la force qu’aura contre le proudhonisme la doctrine « collectiviste », qu’elle se réclame de Marx ou de Bakounine : elle ne sera pas la répétition de formules philosophiques rapidement vieillies ; elle sera au moins pendant plusieurs années l’expression, remaniée au jour le jour, de la lutte ouvrière elle-même. Et c’est enfin parce que Varlin et Malon, plus dégagés des formules et plus attentifs à l’expérience quotidienne, ne s’arrêteront pas à la pensée proudhonienne qu’ils relèveront plus tard l’arme tombée des mains de Tolain et de Fribourg.

Mais il importe de le bien marquer : si les débats du Congrès de l’Internationale ont, dans l’histoire de nos idées modernes, une importance capitale, elles ne semblent pas avoir joué un rôle considérable sur l’action même de la classe ouvrière contre l’Empire et contre la bourgeoisie. Les discussions semblent être restées des discussions théoriques et dont la portée échappait à la plupart. Avant comme après Genève, avant comme après Lausanne, une seule question se posait pour les ouvriers français : oui ou non, les Internationaux étaient-ils des agents du bonapartisme ? Oui ou non, menaient-ils la lutte contre l’Empire ? Or, à ce point de vue même, — et c’est là ce qu’il nous faut dire — le proudhonisme de stricte observance de Tolain et de Fribourg n’a pu que les détourner de la claire vue des circonstances. Sous l’influence proudhonienne, ils ont résisté longtemps aux mouvements qui les poussaient, ils ont retardé l’élargissement fatal de la bataille sociale, et c’est pour cela qu’ils ont dû passer la main à de plus audacieux, à de plus jeunes. Les hommes s’usent toujours vite dans la tourmente ouvrière.

Il nous faut marquer maintenant comment se fit cette évolution, comment se transforma l’Internationale. Car c’est bien par une évolution continue, par un effort poursuivi, que certains modérés de 1864 sont devenus les révolutionnaire de 1869.

Le Congrès de Genève s’ouvrit le 5 septembre 1866. Le nombre total des délégués s’élevait à 60.