Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/385

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Richard, les préjugés que nous avons à combattre sont purement politiques. Ce sont eux qui entravent notre marche. Trop de nos amis veulent démolir avant de s’assurer s’ils possèdent en assez grande quantité les matériaux nécessaires à la reconstruction et surtout les ouvriers capables de travailler à l’édification. Certes, les architectes et les ingénieurs sont aujourd’hui en nombre suffisant, mais cela ne suffit pas. Il faut les améliorations indispensables et nous ne les avons pas encore en assez grand nombre. Les élections générales l’ont prouvé, surtout Paris qui a abdiqué encore une fois ses aspirations sociales pour faire cause, commune avec ses ennemis naturels, dans la crainte de n’avoir pas assez vite ce qu’il appelle ses droits politiques, alors qu’il les a possédés cinq fois sans avoir su en tirer parti. J’ai regretté cette manière de voir dans nos amis de Paris, eux qui m’avaient pourtant promis de s’affirmer carrément en face de la bourgeoisie. Qu’ils regardent maintenant qu’est-ce que cela leur a donné. L’un d’eux, à qui je manifestais mes regrets, m’a répondu qu’ils avaient craint en agissant ainsi de voir tous les adversaires du pouvoir faire cause commune avec lui pour tuer le socialisme. C’est avoir, vous en conviendrez, peu de foi dans notre mouvement, pour posséder tant de craintes ; mais si le contraire avait lieu, c’est-à-dire si le socialisme était vainqueur, est-ce qu’il n’aurait pas également demain contre lui la même coalition que celle de la veille ? Espérons, si, comme beaucoup le pensent, il faut recommencer la lutte, que nous nous comporterons cette fois plus en conformité de vue avec les principes que nous défendons. Du reste, je suis sûr, en cette circonstance, que vous pensez comme moi ».

Richard, en effet, n’était pas éloigné de penser comme lui. Comme on l’a pu voir à toutes les époques de notre histoire, soit au temps de la Révolution, soit en 1831 et en 1834, soit enfin en 1848 et après 52, toujours la lutte des classes a été acharnée dans la grande cité lyonnaise. Nulle part, les républicains bourgeois n’apportèrent à combattre l’Internationale autant de violence. En 1866, c’est sous leur effort que la première section avait été ruinée ; ceux qui, avec Richard, rétablirent l’organisation, ceux qui menèrent les rudes grèves de 1869, furent en butte à toutes les calomnies, à toutes les intrigues les plus basses. Aussi les socialistes lyonnais ne pouvaient-ils faire fond sur le mouvement républicain politique. Ils se sentaient réduits à leurs propres forces. « Entre vous et votre bourgeoisie, leur écrivait Bastelica, il y a les massacres de la Croix-Rousse ». De là la nuance spéciale de leur conception révolutionnaire. Nous n’avons que peu de lettres de Richard lui-même. Les réponses de ses correspondants permettent au moins de deviner ses idées. Lui aussi, il ne voulait songer qu’à la révolution sociale : et il n’avait, il ne pouvait avoir que du mépris et de la haine pour les hommes qui se prétendaient républicains et cherchaient à étouffer à Lyon tout mouvement ouvrier.

A Marseille, Bastelica était trop vivant, trop avide d’émotions, trop curieux de l’avenir prochain, pour ne pas se mêler, avec un air de scepticisme