Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En 1855, il y avait déjà 66.000 membres dans les sociétés approuvées. Mais par contre les sociétés libres restaient stationnaires ou diminuaient. Le pouvoir continuait de se défier des sociétés formées sans lui ; et il savait user de l’article 291 du Code civil ou de la loi de 1834 sur les associations, pour détruire les sociétés établies ou empêcher la formation de sociétés nouvelles. De 1852 à 1858, plus de 200 sociétés libres cessèrent d’exister. C’est le même esprit de patronage et de défiance encore que l’on retrouve dans les deux lois les plus importantes de cette période : celle du 1er juin 1853 sur les Conseils de prud’hommes ; celle du 22 juin 1854 sur les livrets ouvriers.

La loi sur les prud’hommes fixa à un minimum de six membres (bureau non compris) la composition du conseil ; elle remit l’élection directe des prud’hommes-patrons aux patrons, celle des prud’hommes-ouvriers aux ouvriers ; elle exigea, pour être électeur, vingt-cinq ans d’âge, cinq ans d’exercice de la profession, trois ans de domicile dans la circonscription. Mais, toujours selon le même système, au lieu d’être élus par le conseil, le président et le vice-président furent désignés par l’Empereur. L’Empereur put même les prendre en dehors des éligibles, se réservant ainsi d’appeler à la présidence d’anciens patrons retirés des affaires, décidés à maintenir, en toute occasion, « l’autorité patronale ». Enfin le secrétaire était nommé par le préfet, sur la proposition du président.

La loi sur les livrets était réclamée depuis 1852 par les agents du pouvoir, et en particulier par le préfet de police Pietri, qui aurait voulu voir le prince-président profiter de la période dictatoriale pour édicter les lois « impérieusement nécessaires qui n’ont pas pu aboutir sous le régime parlementaire ». Proposée dès septembre 1852, elle ne fut votée et promulguée qu’en 1854. Elle rendait le livret obligatoire pour tous, pour les deux sexes, pour les ouvriers travaillant en atelier ou à domicile ; elle enjoignait aux patrons de tenir registre exact des entrées et des sorties, et de reporter les dates sur le livret. Ainsi le livret faciliterait-il la tâche de la police. Mais, pour répondre à des vœux exprimés par des ouvriers et surtout pour dissimuler sous une apparence de libéralisme le caractère policier de la loi, d’autres dispositions établissaient que le livret serait délivré à « tout ouvrier qui en fait la demande », sans condition ; qu’aucune annotation favorable ou défavorable ne pourrait y être ajouté : que, les inscriptions faites, « le livret serait remis à l’ouvrier et resterait entre ses mains », lui tenant lieu de passeport à l’occasion. Le rapporteur de la loi, Bertrand, déclarait que le gouvernement donnait par elle « une preuve nouvelle de sa sympathie pour la classe ouvrière » et il exprimait l’espoir, cher à ce même gouvernement, que la remise du livret entre les mains de l’ouvrier « fortifierait le sentiment de sympathie de l’ouvrier pour le livret et lui obtiendrait une popularité dont il n’a pas encore joui. »

Le calcul fut déçu : les mesures policières transperçaient trop, sous les