Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/98

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à ne plus éprouver que les sursauts stupides de « l’amour-propre national ». " On chercherait inutilement, constate M. Bourgeois, dans le manifeste lu par ordre de l’Empereur au Corps législatif, le 3 mars 1854, une seule indication d’avantages analogues à ceux que l’Angleterre attendait de cette entreprise ». Pour justifier l’entreprise, Napoléon III faisait appel aux sentiments nationalistes : soit à ceux des républicains, hostiles aux Russes, aux cosaques, destructeurs de nos gloires nationales, et il se faisait applaudir par Barbès et Chalain ; soit à ceux des nationalistes cléricaux, qui auraient vu avec colère leur Empereur abandonner une politique « que depuis des siècles tout gouvernement national avait soutenue » en Orient. L’honneur de la nation, telle était la raison que Napoléon III invoquait ; et il escomptait toute la popularité que son gouvernement allait en recueillir. « Nulle part, a dit un diplomate saxon, nulle part plus qu’en France, la politique étrangère ne dépend de la politique intérieure, et nul ne le savait mieux que Napoléon III. » C’est alors que la parole fut dite ; elle ne fut jamais aussi vraie.

Il ne nous appartient pas de retracer ici la guerre sanglante qui se déroula alors en Crimée. L’Angleterre, démasquant son programme avait proposé à Napoléon, dès mars 1854, une expédition en Crimée et en Finlande : elle y voyait l’avantage de détruire la puissance maritime de la Russie, et pour l’armée napoléonienne c’étaient là de glorieuses expéditions. — Dans la Baltique, les flottes alliées s’arrêtèrent aux iles d’Aland. D’autre part, ce ne fut qu’en septembre que les troupes, débarquées en mai à Gallipoli, furent transportées en Crimée. Elles étaient ravagées par le choléra ; et c’était à l’automne, sous le feu d’une citadelle comme celle de Sébastopol qu’elles allaient commencer « cette expédition des Argonautes ». Avant d’entreprendre le siège, ou pour défendre les travaux d’approche, il fallut livrer de meurtrières batailles : l’Alma, Balaklava (25 Octobre), Inkermann (5 Novembre). Les difficultés du ravitaillement s’ajoutaient à celles de la lutte contre des adversaires qui se défendaient en désespérés.

Tandis que la guerre se déroulait, les diplomates agissaient. En Juillet 1854 on avait cru un moment que l’Autriche allait entrer dans la lutte. « Étonnant le monde par son ingratitude » elle avait au contraire contraint le tsar de faire évacuer par ses armées les principautés danubiennes. Et elle méditait de s’en emparer. La guerre sembla même un moment sur le point de devenir générale.

Mais alors M. de Bismarck, diplomate encore obscur, commença de faire sentir son influence dans les conseils du roi de Prusse. Il vit le danger qu’il y avait à laisser l’Autriche, qui avait humilié la Prusse à Olmütz et réétabli son hégémonie sur l’Allemagne, remporter en Orient de nouveaux triomphes. Il sut grouper contre elle, au moment où, d’accord avec les puissances maritimes, elle envoyait une sorte d’ultimatum à la Russie, toutes les petites puissances allemandes hostiles à son extension ; et, par l’opposition de l’Allemagne, l’obligea à s’arrêter sur la pente de la guerre (Octobre 1854). La