Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/235

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Mais il n’était pas interdit de donner à la sinistre maquette un coup de pouce. M. de Bismarck collationnait à ce moment-là au ministère avec MM. de Moltke et Hoon, c’était la chope de cinq heures. Êtes-vous prêt ? demande-t-il à de Moltke ? — Le plus tôt sera le mieux, répondit l’autre ; et M. de Bismarck, resserrant encore la dépêche qui elle-même avait resserré les faits pour leur donner plus de saillie, formule de son gros crayon le simple texte suivant : « La nouvelle du renoncement du prince héritier de Hohenzollern a été officiellement communiquée au gouvernement impérial français par le gouvernement royal espagnol. Depuis, l’ambassadeur français a adressé à Ems, à Sa Majesté le Roi, la demande de l’autoriser à télégraphier à Paris que Sa Majesté le Roi s’engageait à tout jamais à ne point permettre la reprise de la candidature. Là-dessus, Sa Majesté a refusé de recevoir encore l’ambassadeur et lui a fait dire par l’aide de camp de service qu’Elle n’avait plus rien à lui communiquer. C’est vraiment un chef-d’œuvre de condensation : M. de Bismarck avait bien compris le Roi, plus peut-être qu’il ne plaisait au Roi de se comprendre lui-même. Les choses auraient l’air de faire violence à Sa Majesté ; et il aurait sans doute, devant les formidables conséquences de sa dépêche un peu simplifiée, ces étonnements ingénus où sa conscience se rassurait elle-même. Mais, gloire ou crime, la responsabilité du drame se partage entre le ministre et le souverain.

Quand M. de Bismarck, tout doucement, vers 6 heures du soir, laissa tomber dans la rue, par une fenêtre de la Wilhelmstrasse, cette bonne petite bombe, l’explosion fut effroyable. Une édition spéciale de l’organe officieux, la Gazette de l’Allemagne du Nord, fut criée dans la capitale ; son commentaire mélodramatique, une sorte d’enluminure grossière et violente, ajoutait à l’effet : M. Benedetti avait obsédé le Roi à Ems d’insistances déplacées et de démarches inconvenantes ; le Roi avait dû s’en débarrasser comme d’un importun et d’un malappris. Ah ! ces Français ! quels étourdis ! quels insolents ! et à quel souverain allaient leurs outrages ! Au Roi deux fois héros, héros de douceur et de paix, héros de fierté tranquille. Mais non : c’est l’Allemagne toute entière qui était provoquée ! Qu’elle se lève enfin ! qu’elle écrase ces jaloux qui ne peuvent tolérer dans le monde d’autre force que la leur ! A Paris ! à Paris ! on n’en avait pas oublié le chemin depuis 1815 ! Du fond des cœurs allemands remontaient soudain toutes les lourdes haines sommeillantes ! Dans la nuit, pour exaspérer l’amour-propre français, pour lui couper toute retraite, pour faire comprendre aussi aux chancelleries de l’Europe l’inutilité de toute tentative de médiation, le télégramme meurtrier était expédié aux représentants de la Prusse auprès des grandes cours, à Londres, à Pétersbourg, à Florence.

Le lendemain 15, M. de Werther coupable d’avoir reçu des mains de M. de Gramont la note injurieuse, était invité à prendre un congé, et il allait le signifier tristement à M. de Gramont. Ce n’était pas un rappel, ce n’était pas une déclaration de guerre. Ce que voulait M. de Bismarck c’était créer autour