Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/252

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effectif de l’Autriche, il manifeste la crainte de l’indisposer par sa neutralité. Qui sait si ce n’est pas l’Autriche qui paiera finalement les frais de toute l’aventure par la soudaine réconciliation de la Prusse et de la France s’entendant à ses dépens ? Admirable confiance en la loyauté de la diplomatie impériale ! « Il ne faut pas que l’on s’abuse sur ce que nous voulons, et surtout sur ce que nous pouvons faire. Or, on est en train de s’engager à Paris dans une bien grosse partie. On s’est peut-être déjà trop avancé pour reculer et, dans ce cas, votre tâche principale doit être de veiller à ce qu’on ne se méprenne pas sur nos intentions qui sont sincèrement amicales pour la France, mais qui restent sans doute au-dessous de ce qu’on espère sans trop de motifs.

« Nos services sont acquis dans une certaine mesure, mais cette mesure ne sera pas dépassée, à moins que les événements ne nous y portent, et nous ne songeons pas à nous précipiter dans la guerre uniquement parce que cela conviendrait à la France. Faire accepter cette situation à l’empereur Napoléon et à ses ministres sans provoquer leur mécontentement, voilà la difficulté qui vous attend et dont je compte sur votre zèle et votre influence personnelle pour triompher. Il ne faut pas qu’un accès de mauvaise humeur contre l’Autriche prépare une de ces évolutions subites auxquelles la France nous a malheureusement un peu trop habitué.

« C’est là un écueil dangereux qu’il s’agit d’éviter. Faites donc sonner, aussi haut que possible, la valeur de nos engagements tels qu’ils existent réellement et notre fidélité à les respecter afin que l’empereur Napoléon ne s’entende pas tout à coup à nos dépens avec une autre puissance, ce que nous croyons impossible, puisque ce serait contraire aux engagements réciproques. Insistez sur la réciprocité en ce qui concerne ce point, et ayez en outre les yeux bien ouverts ».

Ainsi, empêcher la France de se réconcilier par un traité d’alliance avec la Prusse, ou de conclure un traité avec la Russie par l’octroi d’avantages en Orient, voilà le principal objet de M. de Beust. M. de Gramont eut certainement connaissance du contenu de cette dépêche. Il dit bien que le prince de Metternich ne la lui a pas montré, mais il est impossible qu’il ne lui en ait pas donné la substance. Au demeurant, elle était, malgré ses réserves au sujet de tout engagement de guerre, assez ambiguë, et peut-être le diplomate français eût-il l’impression qu’il lui suffirait d’entraîner l’Autriche par la force des événements. Peut-être aussi ne prenait-il pas très au sérieux le ministre autrichien qui lui avait suggéré la petite combinaison suivante : « Gramont veut-il ma recette ? La voici : ne pas s’attaquer au roi de Prusse, traiter la question en question espagnole, et si, à Madrid, on ne tient pas compte des réclamations et envoie la flottille qui doit prendre le prince de Hohenzollern dans un port de la mer du Nord, faire sortir une escadre de Brest ou de Cherbourg pour l’empoigner. Si la Prusse se fâche pour cela, elle aura de la peine à faire marcher le midi ; si au contraire vous vous attaquez à elle, le midi lui appartient. »