Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/274

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début, qui eût unifié les conditions de vie de tous les combattants et créé dans l’enceinte des fortifications une République sociale, mais le rationnement subordonné à la dure loi économique de l’offre et de la demande, le rationnement pour le pauvre, pour le sans-le-sou, comme l’avait prédit, lors de l’Affiche rouge, un charitable économiste bourgeois, M. de Molinari[1].

Au milieu de tant de calamités, de tant de détresses, l’ouvrier, devenu du reste garde national, ne trouvait naturellement plus la vente de ses bras. L’employé pas davantage. Guère plus enviable le sort du petit boutiquier auquel sa clientèle habituelle faisait soudain défaut. Plus de travail, plus de salaire et la misère noire s’asseyait inexorable à chaque foyer prolétaire ou petit bourgeois devant l’âtre éteint et le buffet vide. Il fallait que l’homme vécut avec ses 30 sous de paie de garde national, ses 45 sous s’il avait femme et enfants : allocation que la munificence de la Défense a consenti finalement à accorder, et encore s’est-elle fait tirer l’oreille.

Cependant, Paris ouvrier ne se plaint pas, Paris ne boude pas. Il reste ferme, stoïque, presque joyeux sous la neige qui tombe et l’enveloppe comme un linceul, sous les bombes et les obus qui pleuvent sur ses toits, éventrent ses murailles. Il croit en sa cause invincible ; il croit en ses remparts imprenables. Il mourra, mais il ne se rendra pas. Il continue ses gardes et ses factions interminables, inutiles. Il prend sur ses 300 grammes de pain, sur ses 30 grammes de viande pour couler des canons qu’il veut à lui, payés de ses deniers. Il espère malgré toutes les puissances naturelles et humaines liguées contre son effort, contre son endurance, malgré la trahison évidente de ses chefs, de ses gouvernants. Il reste pour la guerre à outrance, pour la sortie en masse, pour « la suprême bataille du désespoir ».

Telle était la situation générale quand le gouvernement Trochu-Jules Favre se décida à jouer le dernier acte de sa comédie de défense, si savamment menée depuis le 4 Septembre. Il fallait contenter une dernière fois ces gens-là, ces « trente sous », ces « à outrance », leur démontrer, par une expérience péremptoire, que toute prolongation de la résistance était folie. Trochu fit donc mine, le 19 janvier, de les mener sur Versailles, par Montretout et Buzenval où, après les avoir fait mitrailler et décimer en conscience,[2] il donna comme de coutume le signal de la retraite, abandonnant les positions conquises.

C’était la fin. La capitulation s’annonçait imminente. Le gouvernement ne se donnait même plus la peine de dissimuler. Il réunissait les maires pour leur faire part de l’échéance fatale et, comme les maires regimbaient, Trochu leur conta que c’était bien beau, trop beau déjà que d’avoir tenu cinq mois. Pour sa part, ajoutait-il, « dès le 4 Septembre au soir, il avait déclaré que ce serait

  1. « Le rationnement demandé par ces messieurs (les signataires de l’Affiche rouge) se fera naturellement par l’élévation du prix des denrées à mesure qu’elles deviendront plus rares sur le marché. » (G. de Molinari, Journal des Débats.)
  2. Nous allons donc faire écrabouiller un peu la garde nationale, puisqu’elle en veut. — Déposition du colonel Chaper, colonel d’infanterie. Enquête sur le 4 septembre.