Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/294

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devant le Conseil de guerre, à Versailles. Les deux généraux tombèrent pour ne plus se relever.

Fait divers épisodique en somme, qui à ce moment rida à peine la grande vague révolutionnaire et dont l’évocation tragique fondit et s’effaça presque immédiatement dans le délire joyeux de la liberté conquise qui montait au cerveau de la capitale. Il faut insister pourtant, puisque la réaction et Thiers s’en saisirent sur le champ pour flétrir Paris, le dénoncer à la vindicte de la France et en firent l’un des prétextes de leurs cruelles représailles et des monstrueuses tueries qui devaient suivre. Fait divers, répétons-nous, accident comme il s’en produit fatalement dans toutes les ruées de foule qui ne distingue plus à certaines heures entre ce que le doctrinaire et le pharisien dénomment le légal et l’illégal. Versailles, qui n’avait pas l’excuse d’être une foule, devait faire mille fois pire, trente mille fois pire. En tout cas, ni la Commune qui n’était pas encore née, ni le Comité central ne participèrent en rien à cette exécution : non plus du reste que le Conseil de Légion du XVIIIe arrondissement, non plus qu’aucun des pouvoirs révolutionnaires constitués de Montmartre à ce jour.

Ceci entendu, revenons au grand drame.

Paris était donc son maître. Qu’allait-il faire de sa victoire ? Qu’allait faire ce Comité central précipité tout d’un coup aux affaires, à la direction d’une ville de plus de 2 millions d’hommes ?

La ligne de conduite à tenir, nous la savons aujourd’hui. Il aurait fallu, par cette radieuse matinée de dimanche, battre le rappel dans toutes les rues, par tous les faubourgs et du Temple, du Marais, du faubourg Saint-Antoine, de Grenelle, des Buttes-Montmartre, Chaumont et de celle du Panthéon, entraîner, en colonnes épaisses, tous les travailleurs en armes sur Versailles, aux trousses de M. Thiers, de ses ministres, de ses généraux, de ses régiments. Vainqueur, il n’y avait qu’à profiter de la victoire, ne pas rester sur la position conquise, mais marcher à l’ennemi affolé, désorienté, débandé, avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître et de se réorganiser.

Malgré sa forfanterie, l’évidente volonté qui l’anima, après les événements, de prouver qu’il avait tout prévu, qu’il n’avait pas un instant douté de la valeur des mesures conçues, ordonnées par lui, il est certain qu’à cette période Thiers n’était pas rassuré entièrement. Il en a fait l’aveu à la Commission d’enquête, en tâchant, il est vrai, d’attribuer surtout à autrui ses propres alarmes : « Nous passâmes, a-t-il dit, à Versailles, quinze jours sans rien faire. Ce sont les plus mauvais jours de ma vie. Il y avait cette opinion répandue dans Paris : « Versailles est fini : dès que nous nous présenterons les soldats lèveront la crosse en l’air. » J’étais bien certain que non ; et cependant si nous avions été attaqués par 70 ou 80.000 hommes, je n’aurais pas voulu répondre de la solidité de l’armée ébranlée surtout par le sentiment d’une trop grande infériorité numérique. »