Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/324

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et agités, tant bourgeois qu’ouvriers, chez qui dominait un personnalisme aigu, celui-ci se grisant à sa prose romantique, cet autre à ses galons tout neufs et haut étagés, l’honneur, la probité, la sincérité, la bonne foi furent leur loi.

De tout cela, les travailleurs parisiens eurent l’immédiate intuition et, d’un grand élan, ils se réunirent à ces hommes, leur firent confiance et crédit. Après les désespérances et les affres du siège, les palinodies honteuses de la défense, les tentatives avortées du coup d’État, ils crurent avoir trouvé dans ces prolétaires sortis de leurs rangs, dans ces petits bourgeois combattant depuis des années leur combat, ceux qui leur feraient la vie plus supportable et meilleure, qui panseraient leurs blessures, consoleraient leur deuil et dresseraient pour eux, pour la France, pour le monde, contre tous les ruraux et les réacteurs ligués, contre Thiers et contre Bismarck, la grande République génératrice de progrès indéfinis, mère d’universelle émancipation et d’universelle concorde.

Avec une ampleur, une fougue et une allégresse qui ont laissé jusque dans le cœur des spectateurs les plus sceptiques de cette scène et les plus hostiles un souvenir brûlant et ineffaçable[1], ces sentiments éclatèrent au 28 mars, quand, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, le Comité central vint introniser la nouvelle Commune. Les travailleurs des faubourgs, hommes, femmes et enfants étaient descendus par milliers, ivres de joie et d’enthousiasme. Cent mille gardes nationaux en armes stationnaient sur la vaste place et dans les rues avoisinantes faisant étinceler, sous le soleil printanier, une mer de baïonnettes, d’où émergeait par endroits le rouge drapeau de l’insurrection triomphante. Cinquante musiques jouaient la Marseillaise, reprise en chœur par d’innombrables voix couvrant de leur tonnerre jusqu’au grondement du canon.

Nulle fête de l’histoire, même aux jours héroïques de 90 et de 92, n’avait vu pareille communion de multitudes dans la même foi et les mêmes espérances. L’âme de Paris s’était donnée, et quand Ranvier, debout sur l’estrade, lecture faite de la liste des élus, s’écria en terminant « Au nom du peuple, la Commune est proclamée », une clameur formidable monta dans l’espace : « Vive la République ! Vive la Commune ! » Salut unanime et passionné d’un peuple tout entier, aux nouveaux élus, à ceux des siens qui accédaient au pouvoir, assumaient la direction du combat, prenaient charge de la Révolution.

  1. Lire à ce propos le récit de M. Catulle Mendès dans : Les 73 jours de la Commune. « Tout à coup le canon. La chanson redouble formidable ; une immense houle d’étendards, de baïonnettes et de képis, va, vient, ondule, se resserre devant l’estrade. Le canon tonne toujours, mais on ne l’entend que dans les intervalles du chant. Puis tous les bruits se fondent dans une acclamation unique, voix universelle de l’innombrable multitude, et tous ces hommes n’ont qu’un cœur comme ils n’ont qu’une voix. … Ah ! peuple de Paris ! quel volcan de passions généreuses brûle donc en toi, pour que parfois, à ton approche, les cœurs même de ceux qui te condamnent se sentent dévorés et purifiés par les flammes ! »