Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/35

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nous guettait depuis trois quarts de siècle, et pas un instant notre peuple ne se demandera quel effet d’inquiétude et de colère, des menaces, des sommations comme celles de Quinet, produisaient au cœur de l’Allemagne.

Cependant, cette noble conscience s’interroge à nouveau et elle découvre enfin la vraie voie, la solution décisive. Le problème international se ramène, pour la France, au problème intérieur, c’est-à-dire politique et social. C’est ce qu’il dit au sortir de la crise européenne, de décembre 1840, dans « cet avertissement au pays », qui est une de ses œuvres les plus viriles et les plus fortes. D’où vient la faiblesse de la France, au dehors ? De sa faiblesse au dedans. « Jamais la France n’a pu nourrir tant de bras ; jamais elle n’a compté pour si peu de chose dans le monde. Pourquoi cela ? Parce que, si le corps de l’État est fort, l’âme qui régit tout cela est débile ; parce que si la politique extérieure est ruineuse, c’est que la politique intérieure l’est au même degré ; que l’une est la conséquence de l’autre ; qu’on ne peut blâmer ou approuver la première sans blâmer ou approuver la seconde ; qu’en un mot, si le pays ne se relève pas de 1815, c’est qu’en 1840 son plus grand mal est au dedans. »

Et son mal c’est que son développement politique et social est arrêté et comme noué. La France s’attarde dans une combinaison d’oligarchie bourgeoise qui n’a ni la force des grandes aristocraties traditionnelles, ni la force des grandes démocraties. La bourgeoisie s’est constituée en un étroit pays légal. Elle a exclu le peuple du droit et du pouvoir. Sur cette base étriquée elle se tient immobile, en un équilibre laborieux et tremblant, et elle n’ose plus risquer un geste par peur de tomber à droite ou à gauche. Au dehors, elle n’a ni la sympathie des gouvernements aristocrates, ni la sympathie des peuples : « Les aristocraties de l’Europe vous trouvent trop démocrates pour s’allier à vous, et les peuples trop aristocrates pour vous tendre la main. Que la démocratie s’organise, que la bourgeoisie ouvre au peuple le droit et le pouvoir, alors, si les prolétaires ne deviennent pas bourgeois à leur tour, par l’étroitesse des égoïsmes et la bassesse des appétits, toute la nation, unie et fière, attirera à elle l’âme des peuples.

« La question qui s’agite aujourd’hui entre la démocratie française et les aristocraties européennes a déjà été débattue, dans un autre ordre de civilisation, entre Athènes et Sparte. Quelle fut alors la pensée constante des hommes d’État athéniens ? Ils associèrent et attachèrent à leur cause tous les peuples qui avaient avec le leur une conformité naturelle d’institutions, de goût, de lois, d’esprit public ; ils rangèrent en bataille, autour d’Athènes, les démocrates contre les autocrates qui, de leur côté, s’étaient coalisés autour de Sparte. Que la France demeure vraiment démocrate, et qu’elle ait pour alliées dans le monde toutes les forces de démocratie.

J’entends bien que dans cette affirmation démocratique Quinet reste plein de méfiance à l’égard du socialisme, du communisme. Mais qu’importe si le prolétariat a le moyen légal et certain de se développer, de s’éclairer, de dissiper